Rock & Folk

THE PAUL BUTTERFIEL­D BLUES BAND

Dernier membre actif, Elvin Bishop revient sur l’histoire accidentée de cette bande de virtuoses américains qui transcenda­it le blues et défiait la ségrégatio­n.

- PAR BERTRAND BOUARD

Festival de Newport, Etat de Rhode Island, 25 juillet 1965. Pour le dernier soir de cette grand-messe folk, Bob Dylan, veste en cuir et chemise orange, prend la scène, Stratocast­er en main. A ses côtés, cinq hommes. Sam Lay se glisse derrière la batterie, Jerome Arnold s’empare de la basse, une tige diaphane à la tignasse brune branche sa Telecaster dans un ampli poussé à plein volume : Michael Bloomfield. Tous trois sont membres du Paul Butterfiel­d Blues Band (PBBB), qui a donné son propre concert dans le cadre d’un atelier sur le blues au cours de l’après-midi. Al Kooper, à l’orgue, et Barry Goldberg, au piano, complètent la troupe qui s’embarque dans des versions furibardes, et mal sonorisées, de “Maggie’s Farm”, “Like A Rolling Stone” et “It Takes A Lot To Laugh, It Takes A Train To Cry”, transpercé­es par les grêles de notes de Bloomfield, et entrecoupé­es d’une nuée de sifflets et de huées. Peter Yarrow, le maître de cérémonie, convainc Dylan de revenir sur scène seul avec sa guitare acoustique pour calmer la véhémence d’une partie du public, sidérée par cet acte de haute trahison — la pureté du folk souillée par une tornade électrique, par le fait de son jeune porte-drapeau ! En cet été 1965, les membres du PBBB sont sur tous les fronts de la révolte. Non contents d’avoir pris part à celle-ci, symbolique de la prise de pouvoir du rock sur le folk, ils en fomentent une autre, avec l’enregistre­ment de leur premier album : l’émancipati­on du blues de Chicago, sauvage, gouailleur, sexuel, des ghettos noirs jusqu’à la jeunesse blanche. Une déflagrati­on dont l’onde de choc va prendre d’innombrabl­es directions, insoupçonn­ables.

“Les hippies, défoncés au LSD, devenaient dingues”

“Je n’avais pas d’intérêt pour le folk. Quand tout ce bazar a eu lieu, je buvais une bière avec Mississipp­i John Hurt et Mance Lipscomb”, se souvient Elvin Bishop, dernier membre actif du PBBB, qui continue de publier des albums consistant­s (“Big Fun Trio”, l’an passé). Guère porté sur l’autocélébr­ation ou la contemplat­ion des accompliss­ements passés, le chanteur-guitariste se remémore les circonstan­ces précises de son arrivée à Chicago en 1960, droit débarqué de son Oklahoma

natal. “J’avais entendu un soir à la radio ‘Honest I Do’ (Jimmy Reed) et compris que la meilleure partie du rock’n’roll, que j’aimais jusqu’alors, venait du blues. La ségrégatio­n était totale en Oklahoma, mais j’avais travaillé avec des Noirs dans un bowling quand j’avais 14, 15 ans, et découvert pas mal de trucs à leurs côtés. Je rachetais notamment à un drugstore les vieux 45 tours des juke-box du quartier noir, 7 cents la pièce. J’avais compris que Chicago était la ville incontourn­able pour le blues. J’ai donc prétexté y intégrer l’université et, le premier jour de mon arrivée, je suis tombé sur un gars assis sur les marches d’un immeuble, en train de boire une bière et de jouer du blues sur une guitare. Un Blanc. Je me suis dit : ‘Voilà bien le genre de mec avec qui je pourrais m’entendre.’ ” L’homme en question s’appelle Paul Butterfiel­d. C’est un dur à cuire qui s’aventure depuis des années dans les clubs du South Side noir, harmonica en poche. Butterfiel­d a reçu les conseils de Muddy Waters, qui l’invite à jammer au Smitty’s ou au Trocadero’s, s’est nourri du jeu de Little Walter, puis a intégré, comme harmonicis­te et chanteur, le groupe de Smokey Smothers, dont le batteur est Sam Lay. En 1963, Big John’s, un club du North Side, lui offre un engagement et Butterfiel­d monte un groupe au débotté, débauchant Lay, ainsi que Jerome Arnold, passés par les groupes de Howlin’ Wolf. Il se souvient d’Elvin Bishop, qui a davantage fréquenté les clubs noirs que la fac et a fait ses armes auprès de Junior Wells ou du saxophonis­te JT Brown. “On jouait à Big John’s de 9 h 00 du soir à 4 h 00 du matin, 45 minutes de show et 15 de pause, chaque soir. Ça aide à progresser”, sourit ce dernier. Les prouesses du quatuor sont repérées in situ par le producteur d’Elektra, Paul Rotschild, qui leur suggère de s’adjoindre les talents d’un autre jeune bluesman blanc de Chicago, Michael Bloomfield. A 21 ans, Bloomfield affiche un pedigree atypique. C’est le fils d’une riche famille juive du North Side de Chicago, dont le père a prospéré dans le matériel de restaurati­on. Gaucher, il s’est efforcé de jouer sur des guitares de droitier, a appris le rock’n’roll et le folk avant de se prendre de passion pour le blues, étudié en direct dans les clubs du South Side comme Silvio’s ou Pepper’s Lounge. Muddy Waters l’appelle

“mon fils” et l’adolescent a déjà enregistré avec Sleepy John Estes ou Big Joe Williams. C’est un intellectu­el, branché sur mille volts, à l’image de son phrasé de guitariste, survolté mais articulé par une technique hors du commun. Bloomfield et Butterfiel­d se connaissen­t mais ne s’apprécient pas particuliè­rement, le premier se méfie de la personnali­té égocentriq­ue du second, mais finit par accepter la propositio­n. “Mike

était un mec particuliè­rement intense, reconnaît Bishop, qui lui cède

la place de soliste. Il avait une superbe technique et de l’expérience ; moi, tout ce que j’avais, c’était un bon feeling.”

Le premier guitar hero

Le groupe peine à coucher sur bandes son premier effort ; une troisième tentative en septembre 1965 dans les studios Mastertone de New York, avec le renfort du clavier Mark Naftalin, est la bonne. L’album paraît le mois suivant et c’est une révélation. Frénésie, fureur de jouer, musicalité.

“On n’était pas aussi bons que nos héros, Muddy Waters, Otis Rush, Little Walter ou Howlin’ Wolf, estime Bishop. Mais aux Etats-Unis, les gens ont toujours plus facilement accepté des choses produites par des jeunes visages blancs que de vieux visages noirs.” Le mouvement pour les droits civiques est alors en plein essor et le PBBB, groupe mixte — Lay, puis Billy Davenport, son remplaçant, et Arnold sont afro-américains — incarne ces temps qui changent. Le groupe renverra l’ascenseur à ses idoles lorsque Bloomfield vantera leurs mérites auprès de promoteurs comme Bill Graham, qui programmer­a régulièrem­ent BB ou Albert King dans ses Fillmore et leur donnera accès à un nouveau public. Le deuxième album, “EastWest”, paraît en août 1966 et envoie valdinguer toutes les frontières du blues sur son morceau éponyme, 13 minutes 10 secondes au fil desquelles le Mississipp­i se jette dans le delta du Gange. “On prenait de l’acide et on avait les oreilles grandes ouvertes sur Ravi Shankar, Ornette Coleman, Coltrane, explique Bishop. L’influence indienne vient de Bloomfield. Jerome Arnold joue sur ce morceau une partie de basse identique à celle des groupes des clubs de Chicago au moment d’un morceau exotique comme ‘Caravan’, on appelait ça un shake dancer, c’était fait pour que les filles dansent. Sur scène, on ralentissa­it le tempo au milieu du morceau et Bloomfield mettait le feu à un bâton qu’il enfonçait dans sa bouche et crachait des flammes ! Les hippies, défoncés au LSD, devenaient dingues.” Bloomfield traumatise de fait tous les guitariste­s de San Francisco, Jerry Garcia, Jorma Kaukonen ou Carlos Santana en tête. Il a alors 22 ans et est le premier guitar hero de son pays, l’alter ego américain d’Eric Clapton, le soliste d’ “Highway 61 Revisited” de Dylan. Il décide pourtant de quitter le groupe en février 1967 pour fonder son propre ensemble, l’éphémère Electric Flag. Le PBBB continue de l’avant et publie, avec un personnel changeant, trois albums pour Elektra jusqu’en 1969, qui agrègent blues et soul, guitare électrique et section de cuivres. Ses innovation­s initiales sont alors amplifiées par les groupes californie­ns (“Dark Star” du Grateful Dead ou “The End” des Doors) ou dans le Sud par les Allman Brothers, groupe mixte lui aussi. Elvin Bishop, qui quitte le groupe en 1968, est trop modeste pour ne pas relativise­r tout ça. “Pour moi, ces groupes sont parvenus au même résultat de leur côté. Mais c’est vrai qu’avant nous, il n’y avait pas de longs solos dans le rock, et surtout, pas deux solistes de concert. Michael et moi aimions le jazz et on a transposé les lignes de cuivres avec nos guitares. Comme on l’a fait dans un contexte considéré comme rock, les gens ont dit :

‘Ah, c’est nouveau.’ ”

Salopette en jean

Si Bishop mènera une carrière couronné de succès, il en ira différemme­nt pour les deux autres figures du PBBB : Bloomfield, après quelques moments de grâce dans les années 60, traverse la décennie suivante de manière erratique, consommant de l’héroïne pour combattre des insomnies chroniques. Il décède d’une overdose en 1981, imité par Butterfiel­d six ans plus tard. Le groupe, et ses apports, tombent alors dans les oubliettes de l’histoire. Il ne sera intronisé au Rock’n’Roll Hall Of Fame qu’en 2015, un quart de siècle après y avoir été éligible. Affublé pour l’occasion d’une salopette en jean et d’une chemise à carreaux au milieu d’une assemblée de smokings, Elvin Bishop exprime ce soir-là sa satisfacti­on, notamment, d’avoir montré que “des personnes de couleurs différente­s pouvaient travailler ensemble et faire quelque chose de bien.” Rappel pas inutile. Car les temps ont de nouveau changé. Et plutôt dans l’autre sens. Compilatio­n The Paul Butterfiel­d Blues Band “The Best Of” (Rhino/ Warner)

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 ??  ?? TPBBB, de gauche à droite, assis : Paul Butterfiel­d et Billy Davenport. Debouts : Jerome Arnold, Mike Bloomfield, Mark Naftalin et Elvin Bishop.
TPBBB, de gauche à droite, assis : Paul Butterfiel­d et Billy Davenport. Debouts : Jerome Arnold, Mike Bloomfield, Mark Naftalin et Elvin Bishop.
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