FRANZ FERDINAND
Avec un personnel modifié, un chanteur peroxydé et un producteur français, le groupe écossais change la forme mais pas le fond : essayer de faire des tubes.
Entre les festivals, l’album de FFS, sa tournée et le single “Demagogue” attaquant, à l’époque, un certain candidat orange à la présidence américaine, Franz Ferdinand n’avait pas paru tant manquer que ça au paysage musical. C’est en découvrant “Always Ascending”, premier single du cinquième album, à la fois dansant et hypnotique, pop et spirituel, accessible et complexe que l’envie d’en écouter plus s’est fait pressante. L’album serait-il à la hauteur ? Le groupe avait-il surmonté le départ du guitariste Nick McCarthy et l’arrivée de Julian Corrie (claviers et guitare) et Dino Bardo (guitare) ? Et après 14 ans d’existence et un dernier disque moins inspiré, Franz Ferdinand serait-il encore pertinent et excitant ? Oui. Avec ses dix chansons en 39 minutes, l’album “Always Ascending” est celui d’un groupe allant à l’essentiel, avec un son familier et frais à la fois, crépitant d’énergie et de touches de sons synthétiques étoffant des mélodies imparables. Franz Ferdinand est de retour. En forme. Et ça fait rudement plaisir.
Fin d’après-midi à Paris. Alex Kapranos, cheveux platines mi-longs et veste noire cintrée flanqué de Julian Corrie, bouille ronde et bouclettes, accueillent avec le sourire, comme s’ils n’attendaient qu’une chose : répondre pour la énième fois aux mêmes questions à propos de “Always Ascending”. A moins qu’ils n’affichent l’air du musicien fier de défendre son disque. Mais commençons par le commencement et ce premier single avec cette intro au piano, un comble lorsqu’on a été étiqueté groupe à guitares à ses débuts. “C’est toujours bien de ne pas suivre les
attentes des autres, répond Alex. En tant que groupe, on a toujours fait l’inverse de ce qu’on entendait dire sur nous. Et on continue. Cette fois, c’est comme si on avait enregistré un deuxième premier album.” Puisqu’on parle nouveauté, on demande à Julian s’il y a des rites initiatiques
pour intégrer Franz Ferdinand. “On s’est rencontrés autour d’un curry à Glasgow, pour voir si on s’entendait bien. C’est bizarre, on ne s’était jamais croisés alors qu’on a des amis communs et que ça fait huit ans que je travaille en ville. On s’est retrouvés en studio pour jouer, c’était assez simple au fond. Je suis venu en me disant que je ne voulais pas devenir ce que je croyais devoir devenir en intégrant Franz Ferdinand. J’étais fan. En les rencontrant, il est devenu évident qu’on avait les mêmes envies, qu’on voulait être touchés, excités par ce qu’on jouait, qu’on aimait ajouter des éléments bizarres, peu conventionnels.” Le fait que Julian ait une
“Ces fake news sont terrifiantes, c’est comme la propagande nazie ou bolchevique dans les années 1930”
douzaine d’années de moins que ses camarades
de jeu ne semble pas les gêner. “J’avais son âge quand notre premier disque est sorti. Il a une personnalité et une identité musicale fortes, c’est ce qui nous a donné envie de jouer avec lui. Il travaille depuis des années avec Miaoux Miaoux et on sentait qu’il allait apporter sa personnalité. On a tous du caractère, on voulait quelqu’un pouvant nous tenir tête.” Julian, qui a tout du gars réservé et dont la parole rare est forcément précieuse, éclaire sur les rouages du groupe. “On ne se bat pas, on débat, on donne notre avis.” Kapranos précise : “J’aime l’harmonie. Et la dissonance.”
Armageddon nucléaire
La dissonance, voire le coup de gueule, à l’image de la chanson “Demagogue” sortie le 14 octobre 2016 en pleine présidentielle américaine. Voir le groupe, pourtant adepte de paroles moins légères qu’elles n’y paraissent, s’engager ouvertement était surprenant. “C’était un monde différent. On a écrit ce titre en se demandant ce qu’il arriverait s’il était élu. On se disait que c’était impossible...” Comme le Brexit. Julian s’enflamme : “Je suis
tombé sur une vidéo de la BBC montrant des gens qui pensent que la Terre est plate. Il y avait de la musique de comédie en fond sonore, on se moquait d’eux, alors qu’il faut prendre cela au sérieux. Comme avec Trump. Expliquons aux gens qu’ils se trompent au lieu de les ridiculiser. On a représentés les pro-Brexit comme des abrutis, du coup ils ont voté en masse pour montrer leur pouvoir.” Des mois plus tard, le sujet reste douloureux pour Alex : “On avait l’impression qu’ils disaient : ‘et alors ? On est cons ? On va
bien vous baiser au final.’ Quand on écrit des chansons, on réagit à ce qui nous entoure. Mes parents se souviennent de la tragédie de la baie des Cochons, de ce que c’était de vivre sous la menace d’un armageddon nucléaire. Le 11 septembre a été une tragédie, on sentait que le monde avait changé, mais pas à ce point... On peut réagir en écrivant une chanson engagée ou en célébrant ce qu’on a. Sur l’album, ‘Slow Don’t Kill Me Slow’ ou ‘Lazy Boy’ sont coupées de l’actualité. ‘The Academy Award’ parle du monde actuel.” Dans le même registre, citons “Huck & Jim”, première chanson à mentionner la NHS (système de santé anglais) dans son refrain : “Nous allons en Amérique/ On va leur parler de la NHS”. “La NHS m’a sauvé la vie, explique
Alex. Je suis asthmatique. Quand j’avais 14 ans, j’ai chopé une infection aux bronches, je ne pouvais plus respirer, le médecin est venu, je commençais à halluciner. Il a appelé une ambulance pour m’emmener aux urgences. Je me souviens d’une sensation assez surréaliste, j’étais assez calme, je me disais, ces mecs vont s’occuper de moi, ça va.” Alex a perdu le sourire. Il sait qu’on mesure une civilisation à sa façon “de s’occuper de ses pauvres, ses malades, ses enfants et ses prisonniers.” Mais revenons à l’album. Au fait que la critique rock tend à croire que l’artiste, s’il n’est pas engagé, n’écrit que des paroles inspirées par la contemplation de son nombril et ses ruptures. Ici, il est évident que certaines chansons sont écrites du point de vue d’un personnage. “Il y a deux
façons d’être sincère, répond Alex. Par la confession ou par la voix d’un personnage. Je pense qu’on peut projeter ses émotions sur un personnage ou en créer un si réel qu’on croit à ce qu’il ressent. ‘Walk Away’ ou ‘Dark Of The Matinee’ sont très personnelles. Mais dans ‘Lois Lane’, ce sont des
personnages, bribe de leurs vies.” on a Alex imaginé commande leur façon un thé. d’interagir “English et Breakfast”, on vous donne précise- une t-il. “Le Julian thé anglais, remarque ça n’existe en souriant pas...” que Des l’appellation musiciens a des qui relents se défoncent colonialistes. à la théine tasse, Alex et se chante vannent les louanges sur l’appropriation du producteur culturelle, de l’album, donc. Philippe Devant Zdar. sa “C’est le maître de son art, il a une personnalité très généreuse, il a beaucoup donné de lui pour ce disque. C’était notre premier choix. On savait que son esthétique allait s’accorder avec ce qu’on voulait.” Julian
apporte des précisions. “On voulait avoir une vraie dynamique de groupe, qu’on ressente notre plaisir à jouer ensemble. L’album entier est joué live. Sans click ou autre...” Franz Ferdinand a passé près d’un an à arranger, répéter et maîtriser les morceaux jusqu’à être parfaitement en place. L’enregistrement n’a pris que six jours. “La plupart des groupes font l’inverse. Ils enregistrent un disque, tournent un an et ensuite, ils peuvent le jouer !” s’amuse Julian. “On avait envie de cette approche old school, avec un son qui soit celui de 2018. Philippe disait que c’est une réaction à ce qu’il appelle le rock Pro Tools, où tu découpes les morceaux à coups de souris.” Ce nouveau son, mélange entre pop classique et futurisme, n’a pas été influencé par la parenthèse FFS, fusion entre Franz Ferdinand et les Sparks, où les forces, au lieu de s’annuler, se combinaient avec fluidité. L’expérience a été précieuse pour Alex : “C’était la première fois que je chantais sans avoir de guitare et je l’ai refait pour certains nouveaux morceaux. Quelque chose s’est ouvert, comme au cinéma, quand, après les pubs, le rideau s’ouvre et dévoile un grand écran pour le film. Ça s’entend sur la chanson ‘Lois Lane’.” Morceau qui dit que le journaliste peut changer le monde. Alex le pense vraiment. “Ces fake news sont terrifiantes, c’est comme la propagande nazie ou bolchevique dans les années 1930. Certains journalistes ont changé le monde. Dans le cas du Watergate, ils ont fait tomber un président. On a besoin de gens de ce calibre aujourd’hui ! Mais les capitaux de la presse ont disparu.” Le plus
jeune autour de cette table émet alors une réflexion désabusée : “C’est une époque d’excès. Trop d’infos, de musique, de tout. On a besoin de curateurs pour trier tout ça.” Approbation d’Alex : “Je me souviens qu’au début d’Internet, je me disais, c’est génial, on va pouvoir tout écouter ! Au début des années 90, je programmais des groupes dans un club. J’adorais faire jouer des gens pas encore trop au point. Je recevais des démos, des sacs pleins, j’en écoutais 250 par semaine. Et environ 5%, en étant généreux, étaient
bonnes. J’aurais dû savoir que l’accès à tout n’était pas une bonne chose ! Le tri est nécessaire. Les critiques se trompent parfois, mais ils sont utiles.” S’ensuit un échange animé sur le rôle de curateur de son propre travail de l’artiste. “S’il fait plaisir à tout le monde, il ne sert à rien”, estime Corrie. Alex hoche la tête. Pour lui, toute décision d’ordre créatif est
de la curation. De l’ordre des chansons à la durée de l’album. “On voulait un disque concentré. On a travaillé dans cet objectif. La moitié du plaisir de créer est d’éliminer ce qui n’est pas pertinent pour obtenir la concision. J’adore Raymond Carver. ‘Parlez-Moi D’Amour’, un de ses premiers recueils de nouvelles a un style très concis, très sec et c’est puissant. C’était dû à son éditeur. Après sa mort, ils ont sorti le manuscrit original, qui fait près du double. Pour découvrir le pouvoir de la concision, il faut lire les deux livres.”
Mode expérimental
Il y a 14 ans, quand “Take Me Out” passait en boucle et Franz Ferdinand était propulsé en une des hebdos musicaux anglais, le groupe disait qu’il jouait de la musique pour faire danser les filles. Projet plus ambitieux
qu’il n’y paraît, un peu méprisé par les journalistes masculins. “On l’a dit et fait exactement pour ça. Ça peut sembler désinvolte, mais derrière, il y a une vraie réflexion. Je me souviens des concerts à Glasgow, à cette période post-post-rock. Il y avait 99% de mecs qui se grattaient la barbe, sans danser. Je voulais réagir contre cette approche très dominée par les hommes. Notre premier concert a eu lieu avec un groupe d’artistes féminines à la Glasgow School of Art. C’était elles, les stars. On était le groupe de mecs dans cette affiche féminine. Et on voulait être un groupe de rock’n’roll faisant de la musique dansante, combinant ces deux univers. Pour faire danser les filles, pas pour des mecs suranalysant tout. Mes amies ont tendance à réagir de façon bien plus instinctive à la musique. Moi aussi. J’aime que la musique me fasse vibrer.” Comme toute forme d’art. On va voir une exposition pour être bouleversé, pas pour trouver ça joli, non ? “Merci ! Y compris par l’art le plus abstrait qui soit” s’exclame Alex. Après avoir décortiqué l’album, parlé politique, écriture, choix de carrière, il reste une question majeure que tout le monde se pose. Alex Kapranos peut-il expliquer ce qui se passe au niveau capillaire chez lui ? On n’a pas eu l’occasion d’aborder l’épineux problème de sa moustache passée, mais cette fois, le monde doit savoir. “Je te laisse répondre à cette question délicate”, dit Julian qui saisit le sérieux de la situation. “Je suis en mode expérimental, répond Alex. Eh, j’ai 45 ans, j’ai toujours des cheveux, autant m’amuser avec ! Plus tôt cette année j’avais les cheveux très longs.” Julian en rajoute : “Quand on a fait les photos du groupe, un des premiers commentaires a été, en lettres capitales : ‘envoyez Alex et Paul chez le coiffeur immédiatement.’ ” Paul arbore un catogan dans la dernière vidéo... Ces gars-là sont armés, sans doute parce qu’avant la gloire, ils ont eu d’autres vies, connu la galère. “Je ne m’attendais à rien de tout ça, admet Alex. Dès qu’on est un peu célèbre, on est gâtés, on ne nous dit plus la vérité. Quand on a eu une autre vie, on détecte ça très facilement. J’apprécie ces années où j’ai eu des boulots difficiles, comme la plupart des gens. On a un regard différent sur le succès quand on l’attend. On se dit, personne n’écoutera ou n’aimera jamais mes chansons. Mais quand ça arrive, on le savoure.” Avant de se quitter, on évoque la préparation
pour la longue tournée de 2018. Julian n’a pas l’air stressé. “J’ai l’impression que le groupe joue plutôt bien en ce moment. J’ai hâte d’y être...” Alex a
un conseil pour lui : “Ne pas lire les critiques, surtout les bonnes ! Elles font prendre le melon. Les mauvaises peu importe... Je n’ai jamais boxé un journaliste pour ça.” Alors qu’un membre du groupe, en 2004, au
Zénith, par exemple... “C’était la conséquence de la pression. On n’avait pas eu un congé en 200 jours. On devenait fous. Une bouteille de Jameson a tout déclenché. A chaque fois que j’ai été dans une sale situation, il y a toujours eu une bouteille de Jameson. Je n’en bois plus. Je préfère le whisky japonais à présent.” Album “Always Ascending” (Domino)
“Envoyez Alex et Paul chez le coiffeur immédiatement”