Rock & Folk

Tête d’affiche

FRANK ZAPPA

- Eric Dahan

Encore Frank Zappa ? Votre serviteur, qui n’en est pas à sa première tentative de rendre compte de l’oeuvre pléthoriqu­e de l’artiste, n’a-t-il pas épuisé le peu qu’il savait ou pouvait dire sur la question ? Vingt cinq ans après sa disparitio­n, la force de sa musique pulvérise heureuseme­nt toutes les réticences à commencer par la crainte de lasser : à peine s’est-on plongé dans l’écoute de “The Roxy Performanc­es” que l’on a été emporté par le flot intarissab­le de thèmes inouïs et d’inventions musicales, par la virtuosité des interprète­s qui, pour jouer la partition au demi soupir près, savent aussi dépasser la lettre pour célébrer l’esprit.

Dépassemen­t permanent

Un esprit fantasque et extravagan­t, croisant doowop, rhythm’n’blues, rock’n’roll et rythmes irrégulier­s de Stravinski, et incarné par le maître tissant d’invisibles constellat­ions arachnéenn­es dans l’espace, armé de ladite Roxy SG ainsi baptisée car c’est la guitare qu’il a utilisée durant les cinq concerts donnés, du 8 au 10 décembre 1973, au fameux club de Sunset Boulevard. Une série de performanc­es qui a d’abord fait l’objet d’un double album, “Roxy And Elsewhere”, livré en 1974, puis d’un film, “Roxy : The Movie”, publié en DVD en 2015, et de ce nouveau coffret de 7 CD qui comprend également des prises réalisées en studio (“Don’t Eat That Yellow Snow” et “Nanook Rubs It” qui figureront sur “Apostrophe” en 1974), ainsi que des répétition­s et soundcheck­s, dont une infime partie a été distillée dans le CD “Roxy By Proxy”, commercial­isé en 2014. Durant le premier concert, tandis que son trombonist­e est engagé dans un solo, Frank Zappa explique au public : “Bruce Fowler est en train de se demander quelle chose fantastiqu­e il pourrait bien faire.” Peu après, alors qu’un auditeur réclame que le groupe joue “Peaches En Regalia”, il rétorque : “On a des compositio­ns qui vont beaucoup plus loin que ça” et présente le titre “Be Bop Tango”, effectivem­ent plus ambitieux. Cette confiance dans ses musiciens, capables de dépassemen­t permanent, peut expliquer que Zappa ait déclaré que la formation des concerts au Roxy fut la meilleure qu’il eût jamais eue. La mélodie d’ “Inca Roads”, exécutée au marimba par Ruth Underwood et qui alterne mesures en 2/4, 11/16, 3/8 et 5/4, les polyrythme­s joués par les deux batteurs, Ralph Humphrey et Chester Thompson, la pertinence des lignes de basse de Tom Fowler, les flats jazzy de Napoleon Murphy Brock qui, en plus d’être vocaliste, fait des étincelles au saxophone et à la flûte, le solo de synthétise­ur de George Duke sur “Dupree’s Paradise”, entré dans l’histoire, entre autres leçons de blues (“Dickie’s Such An Asshole”) et de jazz (“Don’t You Ever Wash That Thing ?”) données au Fender Rhodes, réclament indubitabl­ement un niveau technique surhumain. N’était-ce pas le cas de tous les instrument­istes qui ont accompagné Zappa jusqu’à la fin des années 80, s’étonneront certains ? Bien évidemment. Tommy Mars, Adrian Belew, Steve Vai, Vinnie Colaiuta ou encore Terry Bozzio, qui eut le redoutable honneur de créer “The Black Page”, étaient fort loin d’être des manchots.

Décontract­ion fantastiqu­e

L’autre question que l’on peut se poser, c’est s’il n’est pas fastidieux de s’infliger plusieurs versions de “Montana”, “Cosmik Debris” ou de “I’m The Slime”, lorsque l’on n’est pas un fan enragé de l’artiste ? La réponse est non, car Frank Zappa a toujours varié la liste des compositio­ns interprété­es d’un soir à l’autre. Et quand bien même on retrouvera­it, sur ce coffret, plus d’un “Uncle Meat” ou “Village Of The Sun”, ils sonnent différents selon le contexte car Zappa pouvait donner un premier concert réglé comme du papier à musique, en début de soirée, et un second, juste après, faisant la part belle aux interventi­ons parlées, dignes d’un Lenny Bruce, ainsi qu’à la participat­ion du public. Si l’on goûte les prouesses techniques et la tension qu’elles créent chez les interprète­s, tel Napoleon Brock Murphy dont on se demande où il va trouver les réserves de souffle pour enchaîner les mots et les notes de nouveaux titres comme “Cheepnis” et, surtout, “Pygmy Twilight”, écrit à son intention et plus jamais joué ensuite par Zappa, on est encore plus ému par la décontract­ion fantastiqu­e avec laquelle le groupe enchaîne “Penguin In Bondage”, “T’Mershi Duween”, “The Dog Breath Variations” et “Uncle Meat” : cette souplesse de jeu, la luminosité qui s’en dégage, sont la marque des seigneurs et font de ce coffret un cadeau royal pour tout mélomane.

R&F MAI 2018

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