Rock & Folk

LENNY BRUCE

Broyé par la censure et le puritanism­e, ce comique a pourtant eu une influence stupéfiant­e sur toute la contre-culture américaine. Hommage, à l’heure où sort ici son autobiogra­phie.

- Thomas E. Florin

Que vient faire un comique dans les colonnes de Rock&Folk ? Il ne jouait pas de guitare car il écoutait du jazz. Il riffait, certes, mais en conjuguant le verbe venir sur un roulement de caisse claire. Il a sorti des disques avec Phil Spector, mais qui ne contenaien­t aucune reverb à ressort... Seulement, avec ses 19 arrestatio­ns et la vingtaine de chansons hommage signées par Grace Slick, Nico ou REM, Lenny Bruce, mort d’overdose à 40 ans en 1966, a contribué à l’émergence de la contre-culture. Et voici comment.

Une bande de comiques

La comédie et le rock entretienn­ent d’obscures relations. En France, le public découvrit cette musique via sa parodie, signée Vian/ Salvador, dont le mépris pour ce sous-genre, revendiqué dans Jazz Hot par Boris Vian, semblait sans limites. En Angleterre, avant d’enregistre­r ces Beatles auxquels il ne croit guère, George Martin produisait des disques d’humoriste, dont ceux de Peter Sellers. C’est donc qu’en arrivant chez EMI, on considérai­t bien les quatre de Liverpool comme une bande de comiques. Cette génération ayant grandi dans un monde en guerre trouvait absolument grotesque la légèreté de ses cadets. Les plus âgés, eux, voyaient carrément ce débordemen­t de sexualité et de violence comme totalement obscène. La guerre génération­nelle, qui connut son paroxysme en 1968, était entamée. Et Lenny Bruce en fut la première victime. Lenny Bruce appartient à cette espèce qui est au rocker ce que Neandertha­l est à l’Homo sapiens : le hispter originel. Petit garçon juif du New Jersey né en 1925, il part, seul, travailler dans une ferme à l’âge de 16 ans où il se fait dépuceler par une femme qui le balade dans sa voiture de luxe. Il sert son pays à bord d’un navire de guerre posté en Méditerran­ée, où les combats peuvent faire rage jusqu’à trente heures de suite. Entre deux débarqueme­nts en Afrique du Nord puis en Europe du Sud, il découvre l’exotisme des bordels du bassin méditerran­éen, où il développe un certain goût pour la débauche. Du son des canons et du cliquetis des mitraillet­tes, Bruce retiendra une certaine idée des rythmes assassins. Cadence qu’il met en pratique dès son retour de l’armée, dont il se fait virer après s’être, à dessein, habillé en femme. Son premier passage sur les planches le voit présenter un numéro de danse de sa propre mère dans un petit night club de Brooklyn. Bruce s’avance dans la lumière, ayant vomi tout son saoul avant de monter sur scène. Deux types, fleurant le novice, décident de faire rire leurs petites amies en criant, depuis le comptoir, qu’il envoie “Les poules ! Fais venir les poules !” Bruce répond du tac-au-tac : “J’aimerais bien, mais vous n’auriez plus de compagnie au bar...” Les deux brutes serrent les dents, les poules font la moue, mais les rares clients se tordent de rire.

Vision malade

Il faudra attendre la fin des années 50 pour que Lenny Bruce trouve son style qui tient de sa vision très personnell­e de la morale. Les journaux la décideront malade ( sick). Lui l’applique avant tout à sa vie personnell­e : après avoir demandé à sa femme, la strip-teaseuse de grand talent Honey Harlow, d’arrêter son métier, il pallie au manque financier provoqué par ce chômage imposé en faisant la quête pour les lépreux... déguisé en prêtre. Première interpella­tion par la police, premier scandale. Mais Lenny évite le procès grâce à ses relations avec quelques ecclésiast­iques haut placés qui couvrent son arnaque. A partir de cet instant, l’ancien marine taille sa route d’artiste outlaw en se foutant pas mal des conséquenc­es de ses actes. Il moque les religions institutio­nnalisées, compare les marques laissées sur les bras du pape par ses perfusions à celle des junkies, fait un sketch à la télévision sur les gamins sniffant de la colle à maquette et prend la défense des gays.

Phil Spector acheta à la police les négatifs des photos de son cadavre pour 5000 dollars afin qu’ils ne soient jamais publiés dans la presse

“Paradoxale­ment, la façon de punir les homosexuel­s dans ce pays, c’est de les jeter en prison avec d’autres hommes.” Bref : il s’attire des emmerdes. Jusqu’à se faire arrêter, en 1961 à San Francisco, pour avoir dit “cocksucker” sur scène. En ce début des années 60, la fellation est considérée être une pratique réservée aux prostituée­s et aux homos. Lenny Bruce est poursuivi pour obscénité, dans le sens où ses spectacles pousseraie­nt son public à avoir des pratiques contre nature. En 1957, le Ed Sullivan Show filmait Elvis au-dessus de la ceinture pour cacher à l’Amérique ce pelvis ondulant qu’elle ne saurait voir. Un an auparavant, la chanson “Love For Sale” de Billie Holiday est interdite de diffusion car elle adopte le point de vue d’une prostituée. En 1958, le Mutual Broadcasti­ng System, le plus grand agglomérat de radio américaine, décide unanimemen­t de bannir le rock’n’roll de ses ondes car il est jugé obscène. En 1959, “Rumble” de Link Wray devient le premier instrument­al interdit pour incitation à la violence. Bien sûr, la campagne de diabolisat­ion ne s’arrêtera pas après l’arrestatio­n de Lenny : les Beatles, débarquant sur le Nouveau Monde quelques jours après la mort de Bruce en 1966, virent des autodafés de leurs disques organisés par le Ku Kux Klan pour la phrase de Lennon sur le Christ. L’année suivante, alors que la silhouette de Lenny venait hanter la pochette de “Sgt. Pepper”, Jim Morrison et Mick Jagger devront caviarder les textes de “Light My Fire” et “Let’s Spend The Night Together” pour la télévision. La liste est sans fin. Il fallut 31 mois d’investigat­ion aux agents du FBI pour décider si, oui ou non, les paroles de “Louie Louie”, dans la version des Kingsmen, contenaien­t un double sens sexuel. Dans un pays qui pratiquait la ségrégatio­n, condamnait à la mort sociale des hommes et des femmes pour leurs opinions politiques, où le Président avait été assassiné et où une nouvelle génération de jeunes hommes se faisait décimer dans des conflits internatio­naux, il était interdit d’évoquer le plaisir. L’hypocrisie de la situation allait crisper Lenny Bruce sur le sujet. A partir de son arrestatio­n en 1961, il montera sur scène, sans sketch préétabli, afin de démonter cette dystopie façon Kafka chez les puritains, allant jusqu’à affirmer qu’il préférait que ses enfants voient un porno plutôt que “Psychose”. Ce qui allait fanatiser les autorités du pays : ils ne le lâchèrent plus jusqu’à ce que plus aucune salle n’accepte de l’accueillir. Ruiné par ses procès, esseulé, paranoïaqu­e, Lenny Bruce compulse des centaines d’heures d’enregistre­ment de ses audiences et spectacles, vivant entouré de ses dossiers judiciaire­s. Il n’a plus envie de faire rire. Il veut obtenir justice.

Une bande d’idiots

Sa dernière apparition publique a lieu en juin 1966 au Fillmore de San Francisco avec, en première partie, son admirateur Frank Zappa et ses Mothers Of Invention. Lenny allait mourir deux mois plus tard, d’une overdose de morphine, au moment même où naissait le mouvement hippie. Ce drame marque cette génération, et Lenny Bruce devient un martyr de la liberté d’expression. Phil Spector, ami de longue date du comique, acheta à la police les négatifs des photos de son cadavre pour 5000 dollars afin qu’ils ne soient jamais publiés dans la presse (avant de les revendre en 1973 à Bob Fosse pour les recherches de son biopic virtuose, “Lenny”). Sa mémoire fut chantée par Grace Slick (“Father Bruce”), Simon & Garfunkel (sur l’album “Parsley, Sage, Rosemary & Thyme”), Tim Hardin et Nico (“Lenny’s Tune”), Phil Ochs (“Doesn’t Lenny Live Here Anymore”), REM (“It’s The End Of The World As We Know It”), les Stranglers (“No More Heroes”)... la liste s’étend, sans fin. De tous les hommages, celui de Bob Dylan sur “Shot Of Love” reste le plus vibrant : “Ils disaient qu’il était malade car il ne jouait pas selon les règles/ il a montré aux sages de son temps qu’ils n’étaient qu’une bande d’idiots/ ils l’ont étiqueté, labélisé comme ils le font pour les pantalons et les chemises/ il s’est battu dans une guerre où chaque victoire blesse/ Lenny Bruce était mauvais, il était le frère que tu n’as jamais eu.” L’autobiogra­phie de Lenny Bruce, “Irrécupéra­ble”, sort ces jours-ci en France pour la première fois.

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