D’un côté le groupe super groovy et de l’autre, cet espèce de savant sinoque qui répond sur scène au téléphone
Can joue à l’Olympia, puis retourne à Inner Space enregistrer “Future Days”. Le NME siffle alors d’admiration : “Pure good music”. Tout le monde est d’accord, sauf Liebezeit, le plus grand batteur de tous les temps : “On devenait trop techniques, symphoniques.” Suzuki non plus n’est pas ravi. Il vient de se marier à une témoin de Jéhovah, qui l’exhorte à arrêter les conneries — c’est-à-dire le rock.
Un hit disco !
Can se produit sans chanteur le 23 octobre 1973 au Grand Studio RTL de Paris. Au même moment, le groupe reçoit un message de New York : Mooney aimerait revenir. Un billet d’avion lui est envoyé, tous vont l’attendre à l’aéroport. Il n’arrivera qu’en 1986. C’est rageant : alors que Can est en passe de devenir un groupe européen énorme, alors que Pink Floyd explose les records de vente, que le prog est à la mode, que ce groupe krautrock ( rock choucroute) remplit deux Bataclan et rassemble 20 000 français sur onze dates, voilà les Allemands privés d’un harpon primordial — un mec devant un micro. Nick Kent, du NME, prend de la dope avec eux et écrit : “Seul Can, assez motivé pour déborder la zone du krautrock, mérite tous les superlatifs”. OK, mais comment avancer sans chanteur ? Le groupe trouve des subterfuges pour l’album “Soon Over Babaluma” : varier les vocalises (Karoli et Schmidt s’y collent), teinter l’affaire de couleurs reggae, mambo, afrobeat ou tango. Longtemps, Can a laissé la concurrence loin derrière, mais là, en 1974, un doute s’immisce, alors que sortent une flopée de chefs-d’oeuvre (“Fear”, “Rock Bottom”, “Here Come The Warm Jets”, “Autobahn”, “Kimono My House”...) : Can ne compenserait-il pas son absence de chanteur par trop de technique, de fusion ? L’acquisition d’une rutilante console 16-pistes pour leurs prochains enregistrements n’a rien de rassurant. Et pourtant : avec “Landed”, une nouvelle fois, Can resserre les boulons. Le son reste inventif, le format excentrique, les instrumentations originales, la rythmique plus délirante et funk que jamais, mais les quatre Germains dingos manifestent une vraie volonté de composer un rock straight, carré. Virgin sort le disque en Angleterre et France, alors que le groupe livre des concerts mythiques — aux arènes d’Arles, où Nico et Kevin Ayers partagent la même affiche, ou au théâtre national de Chaillot. Le groupe continue parallèlement de chercher un chanteur. Un Indonésien, Thaiaga Raj Raja Ratman, occupe le poste un court moment, puis un Anglais, Michael Cousin, hué sur scène — il se prend pour Robert Plant, un style vocal à côté de la plaque. Cousin est viré. Can n’a pas besoin de lui pour cartonner au RoyaumeUni : c’est chacun des membres qui chante sur le fantastique single “I Want More”, un hit qui les amène à se produire deux fois de suite à Top Of The Pops. Les fans de la première heure sont déboussolés : “Flow Motion” est-il un album reggae ou, pire, disco ? Et tous de pleurer l’époque Suzuki, ou Mooney, alors que le groupe recrute un nouveau musicien. Même pas un chanteur : Rosko Gee est bassiste — car Czukay veut se concentrer sur ses manipulations sonores, bandes ou ondes radio.
Pendules à zéro
Un second musicien, lui aussi issu de Traffic, Reebop Kwaku Baah, est également recruté pour “Saw Delight”, album où il assure les percussions et le chant. Il n’est qu’une pièce rapportée, mais son influence afrobeat saute aux oreilles. L’arrivée de ce sang neuf devrait donner une nouvelle impulsion au groupe, il exacerbe au contraire un problème : tout le monde commence à se demander ce que fout Czukay. Il y a d’un côté le groupe, super groovy avec ses deux nouveaux musiciens, tous ultra performants, et de l’autre, cet espèce de savant sinoque qui répond sur scène au téléphone et balance des sons déroutants. Le 20 mai 1977, à Genève, Holger donne sa dernière performance avec Can. Une rumeur va ensuite courir : John Lydon rallierait Can. Lettre morte. On pourrait trouver excellentes certaines choses sur “Out Of Reach” (1978) et “Can” (1979), mais il faudrait pour cela oublier que le groupe derrière ces deux albums a été auparavant une des rares formations qui a transporté le rock vers des sommets inégalés. Qui a repoussé toutes les limites en se donnant des limites. Qui a été populaire, flamboyant et sauvage en transcendant toutes les règles. Quand la plupart des membres de Can fêtent leurs quarante ans, les punks ont remis les pendules à zéro. Dans les décennies qui suivent une multitude d’héritiers va prendre le relais, des Buzzcocks à Pavement en passant par Deutsch-Amerikanische Freundschaft, Joy Division, PiL, Jesus And Mary Chain ou Portishead. Une reformation inutile en 1989, un disque-hommage inutile en 1997 (“Sacrilege”, avec les contributions foireuses de Sonic Youth, Brian Eno et Jah Wobble), de nombreux disques solos et collaborations diverses, et la mort — sur les quatre membres fondateurs, seul Irmin Schmidt est toujours là. Ce qui vit toujours, ce sont aussi ces clichés : que le rock est américain, anglais, moribond, formaté, dompté, zombie, institutionnalisé, mercantile, domestiqué, jeuniste, vieilliste. Si l’on considère que le rock, c’est Can, tout ça est totalement faux.