“Sticky Fingers” The Rolling Stones
Première parution : 23 avril 1971
Les Rolling Stones sont désormais seuls au monde. Ou presque. En tout cas les Beatles, l’autre grand groupe anglais qui a dominé la planète, a explosé en avril 1970. De fait, les Stones n’ont plus à se préoccuper si leurs pochettes rappellent peu ou prou celles des Fab Four. C’est déjà ça.
Avec “Sticky Fingers”, les Londoniens inaugurent plusieurs changements importants : ils ont créé leur propre label — Rolling Stones Records — comme l’avaient fait les Beatles dès 1968 ; ils ont commandé un logo à un étudiant du Royal College of Art de Londres, John Pasche — la célèbre langue tirée entre deux grosses lèvres — qui deviendra leur sceau ; ils ont intégré un nouveau guitariste, Mick Taylor, remplaçant Brian Jones retrouvé mort dans sa piscine et ils ont demandé à un artiste contemporain, Andy Warhol, de réaliser la pochette de leur album comme l’avaient fait les Beatles avec Peter Blake pour “Sgt. Pepper” en 1967 ou Richard Hamilton pour le double blanc en 1968. C’est certain, ils ont à coeur, en entrant dans la décennie 70, de faire acte de modernité et de recréer du désir après l’épisode désastreux du concert d’Altamont. Quelques mois plus tôt, en avril 1969, Jagger missionne par courrier Warhol, alors que les Rolling Stones sont en train d’achever l’enregistrement de “Let It Bleed”, mais “Sticky Fingers” est déjà en gestation. Le maître de la Factory ne reçoit aucune consigne esthétique, Jagger se remettant à ses mains expertes, lui souffle juste un conseil : imaginer une pochette facile à produire et à commercialiser (ce qui ne sera pas franchement le cas). Andy Warhol est en mode pause depuis qu’il fut la cible d’une tentative d’assassinat perpétrée par la militante féministe radicale Valerie Solanas (le 3 juin 1968). Reclus, il exploite sa célébrité et rentabilise la mondanité dans son magazine Interview. Même s’il a composé de nombreuses pochettes pour des disques de jazz dans les années 50, son fait d’arme le plus prestigieux reste la pochette du premier disque du Velvet Underground, la banane qui se pèle, parue en mars 1967. Depuis “Beggars Banquet”, les Rolling Stones poétisent plus violemment leur désillusion du monde et de l’âme humaine. La drogue — fascination, addiction, destruction... — est l’une des thématiques qui parcourt “Sticky Fingers” (la moitié des chansons s’y réfèrent) avec celle du sexe, évidemment. C’est cette dernière que choisit Warhol pour illustrer l’album sans pour autant en connaître le contenu. Peutêtre fut-il influencé par son nom de code évoquant les séquelles d’un doigté — doigts collants — qui deviendra finalement le nom définitif ? On pourrait penser que Warhol poursuit sa lecture sexuée, voire misogyne, du rock : après la banane pénis, le bassin libidinal. Mais ce serait oublier que l’histoire du rock est aussi une affaire de hanches. On le sait, lors de ses premières apparitions télévisuelles, Elvis Presley fut cadré à hauteur de poitrine pour éviter aux prudes téléspectateurs et jeunes adolescents de voir le déhanchement de bassin du chanteur, jugé indécent. Elvis the Pelvis, le King, auquel Warhol a consacré la fameuse série “Eight Elvises” en 1963, incarne l’érotisation de la musique ; un crédo que les Stones développeront et amplifieront plus naturellement que les Beatles.
Ce bassin renvoie également au sujet majeur des années 60 qui a alimenté la plupart des oeuvres de cette décennie à savoir la libération sexuelle qui est en train d’atteindre toutes les strates de la société occidentale et à laquelle les Stones ont participé d’une manière provocatrice. On se souvient de “Let’s Spend The Night Together” et de l’argument publicitaire “Laisseriez-vous votre fille épouser un Rolling Stone ?”, sournoisement soufflé à la presse par Andrew Loog Oldham. Du reste, les chansons “Brown Sugar” (titrée dans un premier temps “Black Pussy”) et “Bitch” font explicitement référence à des relations sexuelles décomplexées. Quant au pantalon, un jeans, il appartient aux mythologies consacrées par la reproduction warholienne. Le jeans est un objet de la société consumériste, comme la Campbell’s Soup, les paquets de lessive Brillo ou encore le visage de Marilyn Monroe. Mais il symbolise également la contre-culture, l’uniforme de la rébellion, et ce même si Mick Jagger a rarement posé en jeans. Si la langue qui lèche et les lèvres épaisses du logo renvoient indiscutablement à celles de Jagger — entérinant qu’il est bien désormais l’unique et seul leader du groupe — le propriétaire de l’organe sexuel, qu’il est impossible de ne pas deviner tant sa proéminence bossèle l’entrejambe du modèle photographié par Warhol, suscita de nombreuses interrogations. Car Warhol, en bon professionnel (ou voyeur), a shooté de nombreux bassins avant de choisir celui qui conviendrait le mieux. Jagger et les autres Stones furent écartés de ce jeu de devinettes pour cause d’enregistrement, mais à ce jour Corey Tippin et Joe Dallesandro — deux modèles de Warhol — s’en sont toujours disputés la paternité. A ce stade, on pourrait affirmer que la puissance de cette pochette réside dans le fait qu’elle consacre à la fois la sexualité et le produit de masse. Mais en regardant bien, quelque chose de plus insidieux est à l’oeuvre. En effet, Warhol choisit de reproduire l’image grandeur nature sur un fond blanc afin d’en dissiper les bords. Ainsi, seul le bassin apparait permettant une confusion avec la réalité. Les Stones se joueront de cela en posant pour le 45 tours “Brown Sugar” avec la pochette de “Sticky Fingers”, devenant ainsi les inventeurs du sleeve face.
Mais bien sûr, l’idée maîtresse de Warhol fut d’intégrer une braguette réelle arrachant la sérigraphie à une représentation idéalisée pour l’ancrer dans une réalité trouble. En effet, en tirant la braguette, chacun devient soit un voyeur, soit un prétendant à la pratique d’une fellation virtuelle. Ainsi, toute curiosité ne peut manquer d’interpeller notre désir dans son affirmation comme dans son refoulement. Cette subversion — plus subtile que la banane du Velvet — est imparable et offre aux Rolling Stones la pochette leur permettant d’entrer brillamment dans leur âge d’or. ■
On ne juge pas un livre à sa couverture. Et un album ? Chaque mois, notre spécialiste retrace l’histoire visuelle d’un disque, célèbre ou non.