Jacques Higelin 1940-2018
Après le décès du chanteur, beaucoup ont salué le saltimbanque inspiré et le poète chantant héritier de Charles Trenet. A cette vision consensuelle, on peut préférer le souvenir de ses errements de jeunesse, entre comptines de la contre-culture et flambée
La première fois qu’on l’entendit, ce fut un peu avant Mai 68, à l’occasion d’un duo émouvant et complètement azimuté avec Brigitte Fontaine (“Cet Enfant Que Tu M’Avais Fait”). Après quelques apparitions au cinéma, il a rejoint cette dernière au sein d’une petite bande iconoclaste qui évolue entre théâtre d’avant-garde, happening et chanson dans une perspective résolument arty et qui rencontre le succès avec la pièce “Maman J’ai Peur”. Mais il n’acquiert un début de popularité sur son nom qu’avec les retombées de Mai 68.
Avec son complice Areski, il concocte pour le label Saravah un album assez expérimental en 1969, puis deux ans plus tard un disque totalement en phase avec cette contre-culture émergente qui en fait l’un de ses hérauts (“Jacques Crabouif Higelin”) : ses chansons font la part belle à des textes impertinents qui évitent soigneusement le terrain strictement politique pour accompagner la révolution des moeurs et des mentalités (“Je Suis Mort Qui, Qui Dit Mieux”). Apprécié autant des néo-hippies que des gauchistes, il se produit dans de nombreuses fêtes politiques, est adoubé par Actuel et révèle son aisance scénique en écumant les MJC de province. On le découvre en 1972 en banlieue bordelaise. Catherine Ribeiro et Alpes ont électrisé le public avec leur rock obsessionnel et lyrique, il arrive en retard, se présente seul sur scène avec sa guitare, raconte plaisamment son voyage en stop depuis Paris et triomphe en alternant chansons et monologues. Il sait tout faire : jouer la comédie, raconter des histoires et chanter avec sa voix chaude qu’il force parfois pour ressembler à Bob Dylan. Il a surtout cette extraordinaire faculté, héritée de ses expériences théâtrales, de jouer avec le public pour mieux l’embarquer dans ses délires, avec un art consommé de la répartie et de l’improvisation. Hors de tout média, il s’installe dans la marge, mais beaucoup le perdent de vue au profit de musiques plus radicales et violentes. Jusqu’à ce soir de 1974 où il est l’invité d’une émission télévisée nocturne. C’est le choc : entouré de musiciens, cheveux courts, visage glabre et sapé de cuir, il interprète un folk-rock sous tension, “Paris-New York, New York-Paris” et en hurlant comme un forcené et se roulant par terre, tel un croisement improbable entre Johnny Hallyday et Iggy Pop. Pour la petite histoire, il s’est fait siffler quelques mois plus tôt à l’Olympia en première partie de Sly And The Family Stone et a balancé à la poubelle tout son attirail et ses chansons baba cool pour s’immerger dans le rock urbain. Le disque qui en résulte, “BBH 75”, est une bombe et devient rapidement culte grâce au bouche-à-oreille. Très électrique, il ouvre des perspectives nouvelles : un rock en français pur et dur avec des textes qui sonnent et collent à l’air du temps : “Est-Ce Que Ma Guitare Est Un Fusil ?”, “OEsophage Boogie, Cardiac Blues”, “Mona Lisa Klaxon”... sans oublier “Paris-New York...” qui deviendra l’hymne de ses concerts. Il offre une alternative inespérée à tous ceux qui rêvent d’un rock en français adulte et révolté. Cet album essentiel influencera tous les groupes de la décennie suivante, irradiant la scène punk française autant que le mouvement alternatif des années 80. Mais à l’époque, il divise fortement son public et les tournées suivantes ne font que creuser le fossé. D’autant qu’Higelin ne fait rien pour arranger les choses : punk avant l’heure, les prestations de cet écorché vif sont brèves, inégales, parfois destroy et totalement imprévisibles. A la fac de Tours, en 1975, il apparait totalement défoncé (sous acide), interpelle le public, se casse au bout d’un quart d’heure et ne consent à revenir qu’après deux heures de psychodrame et de débats. A l’Elysée Montmartre, l’année suivante, il effectue tant bien que mal une première partie chaotique puis, après l’entracte, se concentre sur son piano électrique qu’il malmène et renverse avant de quitter la scène dans une ambiance d’émeute. Son deuxième album rock (“Irradié”), enregistré avec un dénommé Louis Bertignac, poursuit dans la même lignée... mais en nettement moins bien. Dans Rock&Folk, Philippe Manoeuvre l’incendie en écrivant que l’on est passé
“de Iggygelin à Pipigelin”. Mais l’obstination commence à payer, tout comme le fait que la bête de scène se montre de moins en moins erratique et de plus en plus pro. Considéré comme le parrain de nouveaux groupes, il tourne en tête d’affiche en compagnie de Starshooter ou Téléphone. En 1977, il triomphe à Bourges en rendant hommage à Trenet et en initiant ces concerts interminables qui vont devenir sa spécialité. Au diapason, son nouvel album, “Alertez Les Bébés”, ratisse beaucoup plus large que les précédents. Il navigue alors entre chanson française et rock tout terrain avec une habileté qui séduit un public de plus en plus large mais éloigne les rockers, déçus par cette évolution.
Il poursuivra jusqu’au bout dans cette voie. Dans les années 80, il devient une véritable star, bien que les médias le boudent et que peu de ses titres passent en radio. Il se forge une légende grâce à des shows marathoniens basés sur sa verve, son répertoire éclectique et sa complicité étonnante avec un public fidèle dont une partie le suivra jusqu’au bout, même quand la mode sera retombée. Sa flambée rock n’a donc été qu’une période de sa longue carrière, mais elle a durablement marqué l’histoire du rock français et fait depuis bien des émules.