Survivance d’un rock
Joshua Homme & Iggy Pop “AMERICAN VALHALLA” Eagle Vision
On n’aimerait pas, même pour une journée, être à la place de ceux qui ont déglingué “Après”, l’album softcore publié par Iggy Pop en 2012, sous prétexte qu’il ne correspondait pas à leurs attentes. Leurs quoi ? Curieusement, les mêmes s’étaient écrasés devant “Préliminaires”, son prédécesseur, pour cause d’inspiration houellebecquienne. Les mêmes également, ou plus précisément leurs aînés, s’en étaient pris, vingt ans plus tôt, à David Bowie (vivant, il était davantage malmené...) parce qu’avant et après une tournée best of qui devait être la dernière du genre (cette blague), il avait enregistré avec un guitariste fan et inspiré (et qui l’inspirait), et une section rythmique qu’il avait déjà mise à l’épreuve, un album post-metal sous le nom de Tin Machine. Pas de bol, Bowie rappellera que les sensations procurées par cette formation dans laquelle il avait souhaité se fondre, avaient été parmi les plus revitalisantes de sa vie de musicien. Iggy Pop, qui connaissait bien David Jones, a déclaré des choses très similaires à propos de “Après”, puis de “Post Pop Depression”, l’album qu’il a enregistré avec Josh Homme. Lui aussi est fan et inspiré, et réputé pour son appartenance à Kyuss, Queens Of The Stone Age et Them Crooked Vultures. Comme par hasard, l’importance de “Après”, en tant qu’étape de récupération d’une carrière qu’il faudrait être gonflé pour ne pas considérer comme mouvementée, Iggy la rappelle dès les premières minutes de ce making-of réussi de l’album qui lui a succédé, dans lequel Homme et son coréalisateur (Andreas Neumann) reviennent également sur la tournée qui a suivi sa parution. Certes, depuis 2016, on a été bien servis puisque “Post Pop Depression” est sorti en CD et vinyle, et le concert au Royal Albert Hall, sur les mêmes supports, ainsi qu’en DVD et Blu-ray. Mais voilà, Iggy Pop incarne la survivance d’un rock dont les ultimes représentants se comptent sur les doigts des deux mains, mais plus pour très longtemps. Au début du dialogue qui, sous forme de lecture de journal de bord ou d’interviews croisées, s’instaure entre eux dans “American Valhalla” (c’est le titre d’un morceau de “Post Pop Depression”), Homme montre le paquet envoyé par Pop, contenant des idées de chanson (qu’il lui proposait de développer afin de savoir, dans un premier temps, si un tel disque méritait d’exister), ainsi qu’une sorte de chronologie de ses presque trois années passées avec Bowie durant la seconde moitié des seventies. Le Honky Château, la China Girl, Berlin et le studio près du mur, tout y est. Et, pas si curieusement que ça, on comprend que, davantage dans l’esprit que dans la forme, la confection de “Post Pop Depression” au Rancho de la Luna (en plein désert Mojave) a présenté des similitudes avec celle de “The Idiot” et “Lust For Life”. On assiste, durant ces quatre-vingts minutes, à un échange, une transaction musicale et spirituelle entre le jeune qui injecte de sa vitalité et l’ancien dans les incrustations du visage et du corps duquel on peut lire, aussi bien que dans
son regard, des pans entiers de l’histoire du rock. Embarqués dans l’affaire après s’être pincés très fort pour y croire, Dean Fertita (guitariste complice des Queens Of The Stone Age) et Matt Helders, batteur des Arctic Monkeys, ont apporté leurs talents à l’édifice avec d’autant plus d’entrain et d’abnégation que, pas dupes, il savait que l’affaire (et c’est tellement mieux ainsi) serait sans lendemain. Forcément, la tension du documentaire monte d’un cran après que Iggy a accepté de tourner pour défendre le disque. Il fallait des chansons supplémentaires pour tenir un set, et Homme, de sa propre initiative, a puisé dans les albums franco-allemands. Mais la nuit qui a précédé le matin de janvier 2016 où Iggy devait s’envoler de Miami pour rejoindre le groupe et démarrer les répétitions, il a appris, comme le reste du monde, que David Bowie venait de mourir. Lui non plus n’était pas au courant de sa maladie. D’autres que James Osterberg auraient certainement battu en retraite. OK, il en a enterré d’autres (les frères Asheton, des Stooges, sont partis en 2009 et 2014) et Homme et ses musiciens auraient compris : cette pilule-là était sacrément difficile à avaler. “Ace momentprécis,j’aiétéparticulièrement vulnérable” se contente de rappeler Iggy qui a toujours préféré les déhanchements aux épanchements. Il décidera finalement de se laisser happer par la route, avec les gamins aux fesses. Pas histoire d’oublier quoi que ce soit, puisque pour plus de la moitié, le répertoire va être constitué de titres de “The Idiot” et “Lust For Life”. En vérité, du Teragram Ballroom de Los Angeles, à une poignée de miles du studio où la première version de “Turn Blue” a été ébauchée par Iggy et Bowie en mai 1975, au Grand Rex, à une grosse trentaine de kilomètres du château d’Hérouville, où ils ont mis en boîte “The Idiot”, il s’est bel et bien agi d’une célébration. Mais pas de la mémoire du musicien décédé. Josh Homme, Iggy et leurs complices ont fêté l’audace, l’initiative, la remise en question et ces lambeaux de temps, arrachés aux destinées, qu’on essaie de punaiser pour les faire durer un peu plus. En vain, bien sûr, mais le plaisir de croire à la transitivité — le rock’n’roll est un art et l’art une exaltation de la vie — en vaut la chandelle. Iggy Pop a eu raison de solliciter Josh Homme et lui, d’accepter sans se laisser engloutir. Il sera bien assez temps de craquer plus tard, lorsque le plus attachant et le plus authentique des rockers, encore capable de voler au bout des bras de ses admirateurs et de marteler les planches (un peu plus fort du côté du talon compensé) tirera sa révérence. Le Valhalla peut attendre.