Tarantula
Editions Fayard
On peut dire que son prix Nobel a pas mal bouleversé le regard sur Bob Dylan. Beaucoup de ceux qui le prenaient pour un chanteur presque oublié ont alors découvert l’importance de son talent d’écriture autant que musical. Les fans le savaient déjà bien sûr mais beaucoup, en particulier les moyens à l’aise en anglais, ignoraient à quel point les textes de ses chansons s’apparentent littéralement à des poèmes et n’auraient pas misé un billet sur la possibilité que le chanteur Bob Dylan reçoive un jour le prix littéraire le plus convoité de la planète. Il faut préciser que Dylan, avec sa maigre bibliographie, deux livres en tout et pour tout, est l’absolu recordman du mec qui n’a rien publié parmi les Nobel de littérature, tous monstrueusement plus prolifiques. Dès 1964 pourtant, les éditions Macmillan, croyant renifler le succès de librairie, contactait la jeune star montante qui accepta de leur écrire un livre sous la grosse pression d’Albert Grossman, son impresario, mais le regretta aussitôt et traina donc pendant deux ans de plus en plus les pieds pour s’y coller. “Like A Rolling Stone” sorti en 1965 lui avait ouvert un nouveau champ de création et il lui semblait bien plus naturel et intéressant d’écrire des chansons. Coincé par son contrat, il en était néanmoins au stade des dernières corrections quand il eut son mystérieux accident de moto en juillet 66 et se planqua de toute vie publique pendant de longs mois. Quand il réapparut, le concept même du livre lui était devenu encore plus étranger et il en refusa donc logiquement la sortie. Sauf que des fans insatiables mirent la main sur des jeux d’épreuves dont des éditions bon marché commencèrent à sortir un peu partout, malgré les protestations des avocats de Dylan. Ce n’est que 5 ans plus tard, en 71, que Bobby accepta finalement la publication de “Tarantula”, avec une bizarre introduction, presqu’à contrecoeur, de son peu courageux anonyme éditeur — incluse dans la présente réédition — mais dans l’indifférence d’un grand nombre de ses lecteurs — qui l’auraient sans doute plus apprécié
5 ans plus tôt — et surtout dans la parfaite indifférence de l’auteur, passé tout à fait à autre chose. Les critiques, eux, n’étaient absolument pas indifférents mais, à peu près tous horrifiés devant ce flot poétique. Leur incompréhension était totale devant ces pages surréalistes et leurs sarcasmes allèrent de la pure vacherie — “écrivaillon” sous la plume du critique rock Robert Christgau, qui ajoutait : “Lasortiedulivre n’estpasunévènementlittérairecarDylann’estpasune figurelittéraire...Achetezsesdisques” — à la franche moquerie : “137pagesdenotesdebasdepagepourun albumquin’ajamaisexisté.” Précisons même que quand le magazine Spin a établi en 2003, un classement des plus inintelligibles phrases écrites dans un livre de rock star Dylan a gagné le pompon avec son : “Cen’estpas lemomentdefairel’imbécile,aussimettezvosgrosses bottesetsautezsurlespitresdudépotoir.” Choix difficile vu que tout le livre est dans la même veine. Certains tout de même, plus littéraires, virent dans “Tarantula”, une authentique poésie, inspirée directement de Lautréamont et Rimbaud autant que de Ginsberg et Kerouac, conçue et écrite comme un courant de pensées qui s’écoule dans un presque joycesque flux. Les érudits ès Robert Zimmerman y retrouvent, eux, les inspirations et les accents de Dylan chanteur et récusent les moqueurs qui passent à côté de ce livre comme autant d’ignares et de lecteurs paresseux. Sans intrigue compréhensible, comme sans personnages principaux — hormis, bizarrement, Aretha Franklin — ce poème expérimental déroule sa langue complexe et imagée comme autant de pistes vers l’imaginaire et l’âme d’un jeune poète pendant les folles sixties, voire vers leur cortège de produits psychoactifs. Le livre unique, véritable capsule temporelle d’une époque révolue, est d’ailleurs votre seule chance de vivre un trip sans vous en taper la descente. “Neleprenezpasausérieux” avertissait alors Dylan et le prix Nobel n’a peut-être pas tant changé que ça.
BOB DYLAN