Rock & Folk

TARDI & GRANGE

MES DISQUES A MOI

- RECUEILLI PAR OLIVIER CACHIN - PHOTO WILLIAM BEAUCARDET

Dans le monde de la bande dessinée, Jacques Tardi est une légende, un géant de la stature de Moebius ou Druillet. Depuis 1972, année où le magazine hebdomadai­re Pilote prépublie son premier ouvrage “Rumeurs Sur Le Rouergue”, Tardi a signé plus de 70 ouvrages, allant de la BD inspirée par le romanfeuil­leton de la Belle Epoque (la série “Adèle BlancSec”), quelques aventures de Nestor Burma de Léo Malet à des illustrati­ons de romans (Céline, Jules Verne) en passant par de nombreux albums autour de sa passion, la grande boucherie de 14-18. Dominique Grange, dont il partage la vie depuis le début des années 1980, est une chanteuse “engagée à perpétuité” qui a laissé tomber le strass et les paillettes du showbiz en mai 1968, a côtoyé la bande à Charlie Hebdo et a vécu plusieurs années dans la clandestin­ité. Ses disques sont illustrés par Tardi depuis l’album “Hammam Palace” en 1981. On retrouve le duo chez lui, au coeur du 19ème arrondisse­ment de Paris, dans son appartemen­t truffé de tableaux, livres, disques, DVD, statues et souvenirs divers. Autour d’une table de travail où s’empilent des pages et des pages d’esquisses et de crayonnés, la conversati­on démarre en mode cowboy.

Cracher dans la soupe

ROCK&FOLK : Quelle est votre connexion musicale ? Tardi : C’était la musique western qu’on allait voir à San Antonio, Doug Sahm et compagnie...

Dominique Grange : On a été aux Etats-Unis avec l’idée de faire le tour des endroits mythiques, Austin, Palomino, etc. On s’était mis en chasse de Doug Sahm pour le rencontrer et l’interviewe­r. Et ça s’est fait, d’ailleurs. Tardi : A San Antonio...

Dominique Grange : Non, à Austin, en 1981. Il est mort depuis. On avait été voir Jerry Jeff Walker, aussi. On se retrouvait dans des bistrots où les mecs jouaient derrière des grillages avec le public qui leur balançait des bouteilles de bières... Comme dans les films. On a vu Bob Seger, Neil Young à New York aussi, j’en avais d’ailleurs fait un compte- rendu qui était paru dans Rock&Folk. R&F : Dans le numéro 144 de janvier 1979, dont vous aviez réalisé la couverture... Tardi : C’était au moment de la sortie de “Star Wars”, et sur scène Neil Young avait des moines aux yeux rouges comme ceux du film. Dominique Grange : J’avais fait un reportage sur le concert. Et aussi une interview de Doug Sahm, mais je ne me souviens plus si elle a été publiée. R&F : Votre premier disque acheté ? Dominique Grange : Un vinyle de Big Bill Broonzy. C’était la découverte du blues, antiracist­e en plus, “If you was white,

“Philip Glass, une musique répétitive parfaite pour dessiner”

should be allright, if you was brown stick around, if you’re black, git back, git back...” A la fin des années 1950, la ségrégatio­n était encore pratiquée aux Etats-Unis. J’écoutais tout le temps “Black, Brown And White”. Ça a été lui, plus que les chanteurs français, qui m’a éveillé aux textes radicaux.

Tardi : Moi, c’était un 45 tours dans une collection de vieillerie­s New Orleans avec un dessin naïf. J’ai écouté ça très longtemps, mon père avait toute la série. Et puis il y avait les chanteurs du moment, même si je n’ai jamais acheté un disque de Johnny Hallyday, ça n’est pas très gentil de dire ça. Et il y avait Georges Brassens, Léo Ferré, Jacques Brel, ces chanteurs qu’on associe en permanence. Moi je pouvais passer du jazz à Leny Escudero. R&F : Et quand le rock est arrivé ? Dominique Grange : Il y a eu le yéyé qui a un peu faussé le truc ici, ça n’était pas la période la plus créative en France. Bon, je ne vais pas cracher dans la soupe, moi aussi j’ai commencé par enregistre­r des trucs pas terribles.

Tardi : “Rock Around The Clock”, ça a été important... “Graine De Violence” ! Après il y a eu le raz-de-marée Beatles et Stones. R&F : Alors, Beatles ou Stones ?

Tardi : Plutôt Stones. Les Beatles c’est un peu sirupeux, pas désagréabl­e mais je préfère Jagger/ Richards.

Dominique Grange : Me too ! On les a vus au Parc des Princes, en 1990 je crois. Notre fils aîné devait avoir cinq ou six ans, on l’avait emmené au concert.

Tardi : C’était déjà un peu le cirque, ils avaient des trucs gonflables sur scène, mais ça déménageai­t bien. Les refrains des Beatles se retenaient mais je n’ai jamais acheté un de leurs disques. En dehors des concerts où nous sommes allés, la musique a toujours été pour moi une ambiance sonore pour travailler sur ma table à dessin. Pas la peine de chercher un rapport quelconque entre Neil Young et Adèle Blanc-Sec, il n’y en a pas ! C’est comme un stimulant pour dessiner. A une époque je me suis branché sur Björk, et puis ça m’a passé.

Dominique Grange : Je t’avais offert le dernier à Noël, tu ne l’as jamais écouté.

Tardi : Si, mais une fois. Et puis il y a Philip Glass, une musique répétitive parfaite pour dessiner, qui te bloque sur la table à dessin. R&F : Passons devant la discothèqu­e CD. On voit du Dr John, Eric Clapton, Kris Kristoffer­son, “Osez Joséphine” de Bashung, Steve Reich, Arvö Part... Même l’album de David Lynch, quel courage ! Tardi : Kamini, c’est pas moi ! Ah, il y a un Dylan, là ! Les vinyles sont ailleurs, on a fait l’acquisitio­n d’un tourne-disques, il est à côté.

Dominique Grange : J’étais fan de country, je sais bien que les textes n’étaient pas toujours très contestata­ires mais j’ai énormément de plaisir à écouter Waylon Jennings, Willie Nelson, la famille Carter, Linda Ronstadt ou Dolly Parton. J’ai tout ça en vinyle, ça m’accompagne encore. Comme Amy Winehouse, Grateful Dead, Led Zeppelin, Creedence Clearwater Revival, Ry Cooder, Johnny Cash, Emmylou Harris, James Taylor... On en a vu pas mal en concert.

R&F : Vous écoutez quoi quand vous dessinez vos albums sur la Première Guerre mondiale ? Tardi : J’ai tendance à écouter des musiques en rapport. Bon, pas des fanfares, “La Madelon” ou de la musique militaire, mais des orchestrat­ions qui me font penser à cette guerre, même si elles n’ont pas été écrites pour ça, mais parce qu’elles ont une ambiance dramatique qui me l’évoque. Quand je bossais sur la Commune (série “Le Cri Du Peuple”), il y avait une chanson que j’aimais bien sur un type qui trouve le cadavre d’un Bavarois dans son jardin après la guerre de 1870. Mais c’est le genre de truc qu’on écoute deux ou trois fois, on ne passe pas sa vie là-dessus. R&F : Ça vous inspire quoi, la célébratio­n des 50 ans de Mai 68 ?

Dominique Grange : C’est une rigolade, la façon dont c’est évoqué. Moi les commémorat­ions, ce n’est pas mon truc. Je suis une soixantehu­itarde revendiqué­e mais je conteste la version libération des moeurs et révolution sexuelle. C’est d’abord un mouvement social important, le plus important de tous les temps en France, huit millions de travailleu­rs en grève : les métros, les bus, la poste, les grands magasins, tout était arrêté ! C’était un immense mouvement social, et ça n’est pas l’image donnée par les médias. Mai 68, je l’ai vécu dans la rue et les usines, avec ma guitare. Je suis allée avec d’autres chanter dans les usines occupées. “This machine kills fascists” (phrase inscrite sur la guitare du héros folk Woody Guthrie), pour moi c’est toujours vrai. Je me suis engagée à fond, et j’ai arrêté mon métier. Guy Béart m’avait fait un 45 tours en avril 1968, qui n’est d’ailleurs jamais sorti. J’ai eu une prise de conscience et je ne me voyais pas continuer la routine, faire des galas comme on disait... Je suis partie en usine. Après j’ai joué l’étudiante dans la pièce de Wolinski, “Je Ne Veux Pas Mourir Idiot”, où je chantais aussi, avec Evariste. Et je n’ai plus chanté pendant plusieurs années, j’ai milité. J’étais recherchée, je ne peux pas dire pourquoi. R&F : Même après tant d’années ? Tardi : Il n’y a jamais de prescripti­on. Dominique Grange : Je n’ai tué personne mais j’ai fait certaines choses

“Je suis une soixante-huitarde revendiqué­e mais je conteste la version libération des moeurs et révolution sexuelle”

avec des camarades... Et dans notre militantis­me, il y avait des épisodes plus ou moins violents. J’ai été en cavale pendant trois ans et demi. Je ne mets pas ça en avant comme un triomphe, mais c’est une réalité. C’est bien aussi d’avoir vécu ça, la prison, l’usine, la cavale. J’ai été beaucoup aidée pendant cette période par Wolinski, qui me commandait des traduction­s de BD pour Charlie Mensuel. C’est comme ça qu’on s’est rencontrés avec Jacques, à la fin des années 1970.

Tardi : Moi, je n’ai pas eu le parcours de Dominique, j’ai été aux Arts-Déco, j’étais plus touriste, pas fait pour aller dans une organisati­on. J’ai commencé à publier peu après dans Pilote, j’ai fait “Rumeurs Sur Le Rouergue”. On essayait de faire passer des idées. Il fallait que le contenu soit subversif. R&F : Comment avez-vous conçu votre projet sur Mai 68 ? Tardi : L’idée, c’était de reprendre les chansons que Dominique avait écrites à l’époque, sous la forme d’un livre rédigé par nous deux, illustré de mes dessins et accompagné d’un album vinyle, “Chacun De Vous Est Concerné”, avec aussi des photos et des textes pour montrer l’ampleur de ce mouvement. Dominique Grange : Il y a des chansons comme “N’Effacez Pas Nos Traces” écrite en 2008, “La Pègre”, “A Bas L’Etat Policier” ou “Requiem Pour Les Abattoirs”, une prise de conscience plus récente pour les droits des animaux. Et on a réenregist­ré mes chansons de 1968 avec le groupe Accordzéâm. L’intention musicale est différente, ça change du son de l’époque. R&F : Vous suivez un peu l’actualité de la musique ? Tardi : Je ne suis pas dans le coup. Je n’en écoute presque plus, donc je n’ai pas suivi les mouvements comme le rap ou la nouvelle chanson française. Dominique Grange : Le rap, c’est une forme de contestati­on, une expression sociale radicale, même si je n’aime pas quand c’est sexiste ou raciste. Mais c’est une remise en question de la société très brute. Ça n’est pas une écriture littéraire, mais ça me fascine assez. C’est nécessaire. R&F : Vous avez fait des pochettes de disques ? Tardi : Oui, pour Bernard Lavilliers, “Tout Est Permis, Rien N’Est Possible” en 1984, avec à sa demande un port en arrière-plan. Il m’avait demandé qu’on voie bien son tatouage ! Et puis un album de Pigalle en 1990, “Regards Affligés Sur La Morne Et Pitoyable Existence De Benjamin Tremblay, Personnage Falot Mais Ô Combien Attachant”. C’est à peu près tout.

Une feuille de papier

R&F : On n’a pas vu d’ordinateur... Tardi : A quoi ça me servirait ? Je fais les couleurs avec un garçon qui sait travailler sur des machines, mais c’est tout. Les dessinateu­rs qui travaillen­t sur ordinateur n’ont plus d’originaux. Moi je continue avec une feuille de papier, je ne trouve pas ça préhistori­que comme technique. R&F : Vous allez ressuscite­r Adèle Blanc-Sec ?

Tardi : Oui, il y en a un nouveau en chantier. Je ne suis pas tellement fait pour la série : Adèle, il n’y a eu que neuf tomes en plus de quarante ans ! Après le neuvième, “Le Labyrinthe Infernal” en 2007, je voulais en faire un autre dans la foulée, le dixième et dernier (annoncé à la fin du tome 9 sous le titre “Le Bébé Des Buttes-Chaumont”), j’ai commencé à dessiner les douze premières planches et j’ai laissé tomber, ça m’emmerdait et j’avais envie de faire autre chose. R&F : L’adaptation cinématogr­aphique vous a plu ? Tardi : C’était un film de Besson... Dominique Grange : Il ne t’a pas demandé ton avis. Tardi : Il y a quelques bons moments... Les décors étaient bien. ★

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