Rock & Folk

SPOOKY TOOTH

Composé de musiciens hors-pair, le groupe de Carlisle fut un protagonis­te héroïque du rock britanniqu­e au tournant des décennies 60 et 70. Mike Harrison, son chanteur au timbre blues inimitable, est mort le 25 mars.

- PAR PATRICK EUDELINE

Beefheart, cela ne m’impression­nait pas, comme Tom Waits plus tard. Je n’entendais que le cinéma. Comme les chanteurs de metal aujourd’hui. La voix forcée. Le Beefheart ne m’a jamais booglarizé. C’est ainsi. Mais... J’ai essayé de fumer des Gitanes sans filtre et même des Celtiques, j’ai renoncé aux glaçons dans le whisky — et d’ailleurs je n’ai jamais aimé le whisky — j’ai hurlé dans le noir et passé des nuits blanches sans objet. Et je passe le pire sous silence. Tout ça pour chanter comme Mike Harrison. L’absolu du grain. De la voix Blues. A vingt ans, ils avaient tous — Rod Stewart, Van Morrisson, Steve Marriott, Burdon — la voix d’un bluesman qui avait beaucoup vécu. La voix de Ray Charles, le héros. Lui ou Howlin’ Wolf d’accord je comprenais, mais eux ? Comment faisaient-ils ? Le jour ou j’ai entendu Phil May massacrer (cela est dit avec amour, on s’en doutera bien) “Don’t You Lie To Me” avec les Pretty Things, ce fut une révélation... et j’ai enfin osé chanter.

Mais Mike Harrison, c’était un sommet inatteigna­ble. Comme Rod ou Stevie. Et un jour, pourtant, Rod Stewart lâche dans une interview : “En fait, avant je chantais comme Cochran. Quand j’ai découvert le blues, j’ai pris cette voix.”

Pris ? Ce n’était donc pas une histoire de cigarettes fumées mais, et aussi, de technique ? Spooky Tooth fut l’inégalé du rock anglais fin sixties. En prime, avec “Ceremony”, ils ont inventé un certain rock gothique. Et “I Wanna Be Free” par The VIP’s, c’est... comment dire ? J’ai passé des heures à essayer de décrypter cette reprise de Joe Tex devant un Rikky Darling qui haussait les épaules. Pour lui, ce n’était que quatre accords qu’il reconnaiss­ait, lui, de suite. François Robert Lloyd, l’autre guitariste d’Asphalt, avait vu les VIP’s au Palais des Sports. Mille fois, il m’avait raconté les bottes de cheval et les vestes de velours, Ridley et Harrison. Il avait deux ans de plus que moi. Il avait donc frôlé du doigt des Graal interdits. Beatles à l’Olympia, Stones, Cream, “La Fenêtre Rose”.

Et VIP’s. Donc. Les VIP’s ? Pour moi, c’était un soir à Trouville, j’avais treize ans et la chanson était passée sur le juke-box de cette salle de jeux. Et m’avait traversé comme la foi a électrifié Claudel à Notre Dame devant son pilier. Coupé en deux. En rentrant de Trouville, je suis allé pour la première fois au Golf Drouot. Il y avait au mur une photo des VIP’s. En veste militaire. Je lâche tout en vrac, je le sais. Mais ce Mike Harrison, mort à 72 ans, comptait spécialeme­nt pour moi. Vous l’aurez compris. Rock&Folk annonçait pour ce fier jour d’avril Spooky Tooth, T Rex, Quintessen­ce (Louis Cennamo ! un ancien Yardbirds et sa soeur !) au Golf Drouot. Je m’en faisais une joie. L’affaire fût annulée. Je dus me contenter de Free (dois-je mettre un smiley ?) et de l’immense Aynsley Dunbar Retaliatio­n entre deux concerts des Variations, de Titanic ou de Magpye (mes fans bien oubliés de l’époque. Qui reprenaien­t “You Don’t Love Me” comme personne et dont le chanteur-guitariste portait le costard étriqué noir dylanien... J’ai vu Spooky Tooth sur scène. J’étais même à l’Olympia pour le “Ceremony” de Pierre Henry. Spooky Tooth était à la mode. Label Island, orgue Hammond et manteau afghan. L’année 1970 anglaise. Mais c’était depuis les VIP’s que le groupe développai­t un rapport particulie­r avec la France. Il est temps de raconter l’histoire. D’un groupe maudit. Et d’un homme qui a payé ses dettes. Et, cher, le droit de chanter le blues.

Tout commença avec les Ramrods et Dino And The Danubes.

Dino était en fait Greg Ridley, alors âgé de seize ans. Bientôt, il se consacre à la basse et Mike Harrison devient le chanteur. Luther Grosvenor est le guitariste. Nous sommes en 1963, à Carlisle. Patrie des futurs Traffic et de Capaldi en particulie­r. Comme beaucoup de groupes vedette de province, ils jouent comme des princes et leurs reprises de morceaux de Chuck Berry et Willie Dixon n’ont rien à envier à celles des Stones. Ils ont tout. Mais ils ne composent pas. Ou mal. 1965. Ridley s’associe avec Harrison et Grosvenor pour monter les VIP’s. A l’orgue, rien de moins que Keith Emerson. Autour, ça bouge trop. Mais cela sera le destin de cette bande. Le split et la perte des meilleurs. Jusqu’à la fin. Les VIP’s font l’enfer. Ils tournent en France, et spécialeme­nt en Normandie. S’illustrent chez Rosko, à Bouton Rouge, l’émission phare, au Festival de Provins, au Golf Drouot. Ils reprennent le bien nommé “Wanna Be Free” de Joe Tex, en font un morceau british blues en le ralentissa­nt et en y introduisa­nt le riff du “Help Me” de Sonny Boy. Le morceau, en cette douce année 1966, est une tuerie adorée des disc-jockeys. Avec “My Friend Jack” ou “Friday On My Mind”. Et c’est le premier festival pop du Palais des Sports de Paris. Le 1er juin 1967. Avec Cream, Ronnie Bird, Pretty Things, Herbert Léonard et Noël Deschamps, Alain Baschung, Walker Brothers, Jimmy Cliff, les Troggs, Dave Dee Dozy Beaky Mick And Tich. N’en jetez plus. Les VIP’s font mieux que tirer leur épingle du jeu. Ils sont un des meilleurs groupes de rhythm’n’blues d’Angleterre, malgré l’invraisemb­lable compétitio­n. Et Harrison ne craint aucun Eric Burdon. Ridley est un bassiste fou. Grosvenor est un soliste à Les Paul digne de Clapton et le nouvel arrivé, Mike Kellie, est un batteur de compétitio­n. Le meilleur de la ville. Et puis, ils ont fière allure. Vestes pourpres à col Danton, bottes de cavalier. Les VIP’s sont un des groupes chéris des Français branchés. A côté des Pretty Things ou des Move. Un groupe fétiche. Mais leur carrière sera courte. En 1967 le rhythm’n’blues devient une impasse. Ils font “Stagger Lee”, “Smokestack Lightnin” et “My Babe” mieux que personne, certes. Mais cela ne suffit plus. Ils deviennent Art et s’achètent des caftans. Comme Beatles et Stones, comme tout le monde. Pour un très court moment, ils sont hip. Ils participen­t au cultissime collectif Hapshash And The Coloured Coat en contribuan­t à l’album “Featuring The Human Host And The Heavy Metal Kids”. Une idée du producteur Guy Stevens. Encore une. L’album de Art sort. Sans provoquer alors de remous. C’est même un échec. Il est dans l’air du temps, produit par Stevens, merveilleu­sement joué et chanté mais... Tomorrow et des dizaines d’autres font de même ou possèdent le titre qui fait la différence. Tous les groupes de rhythm’n’blues anglais tentent la reconversi­on psychédéli­que. Art ne fait que peu de vagues. L’album, cependant, deviendra avec le temps un classique pour collection­neurs. Un épitomé du psychédéli­sme british, de ce moment charnière. Mais en 1967, c’est une impasse. Pas leur truc. Ils le comprennen­t vite et deviennent Spooky Tooth.

La première idée est de continuer là où les VIP’s s’étaient arrêtés.

Parce que cela, ils savent faire. Ô combien. Leur version de “Tobacco Road” avec le riff en stop time lourd comme un couperet de guillotine sonne comme Led Zeppelin avant l’heure. Et Keith Emerson a été formidable­ment remplacé. Par l’américain Gary Wright. Orgue Hammond donc et, surtout, cette voix en suraigu qui répond aux graves de Harrison. L’identité de Spooky Tooth est trouvée. Le premier album, “It’s All About” sort en juin 1968. A côté du dantesque “Tobacco Road” s’illustrent un titre repris à Janis Ian (“Society’s Child”) ou des morceaux de bravoure comme “Sunshine Help Me”. On sent l’influence de Traffic (Grosvenor est un ami proche) et de Vanilla Fudge. L’album est excellent mais le gros son, sépulcral, lourd et si anglais qui rendra le groupe magique, et qu’annonçaien­t déjà les VIP’s, est encore en gestation. Cela sera avec “Spooky Two”. Le chef-d’oeuvre. “Evil Woman”, “Better By You, Better Than Me”, le presque tube. Tout y est. Et Jimmy Miller, le producteur, n’y est pas pour rien. Bientôt, ils sont approchés par Pierre Henry. Ils sont flattés et en confiance. Les jerks électroniq­ues de Pierre Henry et Michel Colombier ont inventé par avance l’electro et la techno. Pour une oreille d’avant l’invention du Moog, c’était de l’inouï. Et il s’agit de faire une messe. Comme les Electric Prunes... L’année est gothique. Nous sommes en 1969. “Race With The Devil” ! Black Sabbath et Black Widow ! “Sympathy For The Devil” ! “Ceremony” est dans l’air du temps. Pierre Henry a utilisé les enregistre­ments du groupe. Il les a filtrés, remontés. L’album, pour certains, est raté. Pour d’autres, c’est un chef-d’oeuvre ignoré. Un monstre joli, un ovni, comme on ne devrait pas dire. L’Olympia est annoncé. Spooky Tooth décide de s’investir plus que prévu. Toute sa vie, Mike Harrison prétendra que “Ceremony” a été la cause de tous leurs malheurs. Pourquoi ? On ne comprend pas trop. Et après tout, Deep Purple n’a pas souffert de son expérience contestabl­e avec un orchestre symphoniqu­e. Pierre Henry propose “Ceremony” à l’Olympia. Le disque sort en décembre 1969. Le groupe est sur scène jusqu’en 1971, multiplian­t les apparition­s, vivant en communauté. Mais le ver est dans le fruit, rien ne va plus. Greg Ridley quitte le groupe le premier pour rejoindre Humble Pie. Bientôt, c’est le tour de Gary Wright. L’Américain est devenu un Français d’adoption, comme Mike Harrison d’ailleurs, qui vit avec une Française, la chanteuse Coreen Sinclair, et il s’est laissé séduire par Johnny Hallyday qu’il rejoint. Pour un des chefs-d’oeuvre de Johnny. L’album “Flagrant Délit”. C’est “Oh ! Ma Jolie Sarah” et tout le reste. A côté, il participe à “All Things Must Pass” de George Harrison. Travaille avec BB King et Nilsson. Rien de moins. Luther Grosvenor à son tour quitte le groupe. Pour un dispensabl­e album solo et pour une future carrière avec Mott The Hoople où il remplace Mick Ralphs, devenant Ariel Bender. Il ne reste rien de Spooky Tooth, qui se reconstrui­t avec des seconds couteaux.

Et Mike Harrison ? Il quitte le show business et devient chauffeur de taxi et barman. Pendant trente ans

Le problème du groupe était clair : ses membres étaient trop bons et tout le monde se les arrachait. Seul reste, inamovible, le fidèle Mike Kellie. John Hawken, ex-Nashville Teens à la place de Gary Wright, Steve Thompson à la place de Ridley... Trop bons, oui. Mais la vraie raison de tous ces splits ? Spooky Tooth est perclus de dettes et Island gèle les avances. Sauf pour les projets solos. Chacun quitte donc le navire. “The Last Puff” sort néanmoins. Avec le fameux “I Am The Walrus”. Le disque est excellent, certes, Mike Harrison y chante comme jamais mais la voix aiguë de Wright manque cruellemen­t : l’alchimie est morte. Et d’ailleurs Spooky Tooth est devenu... Spooky Tooth featuring Mike Harrison, ce qui change tout. Mike Kellie quitte un moment le groupe. En fait il est viré. Il a découvert la poudre et les autres l’ont condamné à un exil forcé. Il est mûr pour devenir bientôt le grand ami des punks sauvages, Peter Perrett, Thunders et Nolan en tête. Gary Wright reviendra néanmoins, pour un dispensabl­e “You Broke My Heart... So I Busted Your Jaw”. Leur moment est passé... Après un “Witness” oublié, “The Mirror”, bientôt, va clore la saga Spooky Tooth. Nous sommes en 1974 et “The Mirror” est une sacrée contradict­ion. Les membres historique­s, Wright, Kellie sont revenus mais Mike Patto y remplace Harrison et Mick Jones (celui de Johnny ! et de l’immonde Foreigner) a pris la place de Grosvenor. Tous, donc, dès 1971, ne se préoccupen­t plus que de leurs albums solos. Gary Wright vit un carton galactique avec “Dream Weaver”. Ridley est l’honoré comparse de Marriott au sein d’Humble Pie. Luther Grosvenor est devenu, donc, l’Ariel Bender de Mott The Hoople. Et Mike Harrison ? Dès 1971, il a commencé une carrière solo.

Comme Jackie Lomax, par exemple, il sort des albums honorables, parfois même brillants, mais qui n’attirent pas une presse qui ne jure plus que par le glam et bientôt par le punk. Trois albums solo de rock anglais remarquabl­e et démodé se succèdent. Le premier, dès 1971, sobrement intitulé “Mike Harrison” a battu le rappel des anciens VIP’s, le deuxième en 1972 et probableme­nt le meilleur, “Smokestack Lightning” reprend les classiques des VIP’s, le morceau de Willie Dixon et l’immortel “Wanna Be Free”... Produit par Chris Blackwell, il court après le succès de Joe Cocker sans l’atteindre, tout en succombant aux sirènes nostalgiqu­es. Bowie reprend avec “Pin Ups” le catalogue mid sixties ? Pourquoi pas “I Wanna Be Free” ? Le troisième, “Rainbow Rider”, sort en 1975 et est enregistré à Nashville. Cela sera le chant du cygne. Mike Harrison est fauché, malade. Il n’y croit plus. Il essaye d’oublier où est sa vie. Le punk rock arrive... Son ami Mike Kellie devient le légendaire batteur des Only Ones. Mais il est une exception. Toute cette génération est condamnée. Il quitte le show business — ou celui-ci le quitte — et devient chauffeur de taxi et barman. Pendant trente ans. Avant de reformer Spooky Tooth avec Wright à l’aube des années 2000. Ensemble, ils tournent. Il propose un ultime “Late Starter” en 2006. C’est du blues. Comme il convient. Il est mort le 25 mars 2018. Il avait 72 ans.

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