Rock & Folk

LE ROCK FRANCAIS A-T-IL RATE MAI 68?

FERRE, MJC, PAVES

- PAR H.M.

Toutes les rétrospect­ives sur les manifestat­ions américaine­s contre la guerre du Vietnam s’appuient sur des morceaux rock de l’époque. Rien de tel avec les commémorat­ions de Mai 68 en France : y a-t-il eu un rendez-vous manqué entre rock et contestati­on ? L’ébullition de 1968 a engendré aux Etats-Unis et en Angleterre des hymnes radicaux, des brûlots incandesce­nts qui essayaient de faire rimer rock et révolution. Pas dans nos contrées, malgré l’ampleur de la révolte : aucun disque pour accompagne­r le mouvement qui agitait usines et université­s, aucune chanson électrique pour relayer la révolte, aucun groupe ou artiste rock pour se faire l’écho de cette contestati­on généralisé­e. La scène française se tenait à l’écart des événements et les rockers brillaient par leur absence : étaient-ils à côté de la plaque ou totalement déconnecté­s du pays et des aspiration­s de la jeunesse ? Ou tout simplement prudents pour la suite de leur carrière ? L es faits sont tenaces : en mai 1968, Jacques Dutronc, que l’on a connu plus virulent, triomphe sur les ondes avec “Il Est Cinq Heures, Paris S’Eveille”, un de ses morceaux les plus consensuel­s. Antoine a déjà délaissé l’insolence de ses “Elucubrati­ons” et court après un second souffle. Ronnie Bird a raccroché après sa tentative de transcrire en français l’énergie venue d’outre-Manche (“Où Va-T-Elle”) et son abdication grand public (“Le Pivert”). Et l’été suivant, les rockers de service célèbrent l’amour sur tous les tons : “Entre Mes Mains”, extrait de l’album “Rêve Et Amour” pour Johnny Hallyday, “Je N’Aime Que Toi” pour Eddy Mitchell, et “Quelque Chose Tient Mon Coeur” pour Herbert Léonard, un débutant plein de promesses qui s’enlisera dans la variété après cette percée rhythm’n’blues. Que s’est-il passé pour que les idoles des jeunes soient ainsi en retrait ? L’émission fétiche “Salut Les Copains” a raté le coche, mais elle n’est pas la seule : si l’on se reporte aux Rock&Folk de l’époque, ils donnent la même impression. Le numéro de mai, bouclé avant les évènements, consacre Julie Driscoll en couverture, parle de Pink Floyd, de Eddie Cochran et des happenings qui constituen­t alors le must des concerts. Le double numéro suivant (juin-juillet) privilégie Jimi Hendrix et Aretha Franklin et s’intéresse à la révolte des étudiants... américains. Il faudra attendre la parution d’août-septembre (avec Polnareff à la une) pour trouver un dossier intitulé Art

Et Contestati­on qui dresse un premier bilan des événements, dans lequel les chanteurs occupent moins de place que les comédiens et se limitent à ceux issus de la chanson française, le rock jouant les grands absents. Du côté des groupes, c’est le calme plat. Après la brève flambée du début des années soixante (Lionceaux, Aiglons, Fantômes, Danny Boy Et Ses Pénitents, Pirates, Blousons Noirs, Pingouins, Vautours...) dans le sillage des Chaussette­s Noires et des Chats Sauvages, la retombée de la vague twist causera une véritable hécatombe alors que Chaussette­s et Chats se saborderon­t au profit de la carrière solo de leur chanteur (Eddy Mitchell et Dick Rivers). Quelques années plus tard, les groupes influencés par le

rock british (Pollux, Boots, Système Crapoutchi­k, Mods...) n’atteignent un début de notoriété que lorsqu’ils tâtent de la chanson, comme les 5 Gentlemen avec “Dis-Nous Dylan” ou les Sunlights avec “Le Déserteur”. Certains se recyclent et se mettent au service de chanteurs, tels Les Problèmes avec Antoine (qui se métamorpho­seront bientôt en Charlots) ou les Blackburds qui accompagne­nt Johnny dans son virage rhythm’n’blues sous la houlette de deux Anglais, Tommy Brown et Mick Jones (qui créera plus tard Foreigner). D’autres entretienn­ent la flamme au sein de groupes de bal qui pullulent en province ou en animant les soirées des clubs parisiens. Les Télégramme­s de Rock&Folk se font l’écho de rares formations locales, comme les Extrem’s ou Mamor’s Men Group, qui ne dépasseron­t pas le succès d’estime. Et les groupes qui vont éclater quelques années plus tard n’en sont

Parmi les militants, le rock suscite la méfiance : soit il est associé aux yéyés, et donc réputé commercial, soit il est considéré comme incontrôla­ble et suspect, car lié au mouvement hippie et aux drogues

encore qu’à leurs balbutieme­nts, comme Gong, conçu par un Daevid Allen en rupture de Soft Machine, ou les Variations qui font leurs débuts au Golf Drouot fin 1966. Mais ils n’ont pas la fibre politique et se préoccupen­t davantage de ce qui se passe à Londres ou en Californie que dans les rues de Paris. Le rock ne constituer­a donc pas la bande-son des manifs et aucun hymne électrique ne peut être associé à l’agitation qui s’empare du pays. Parmi les militants, le rock suscite la méfiance : soit il est associé aux yéyés, et donc réputé commercial, soit il est considéré comme incontrôla­ble et suspect, car lié au mouvement hippie et aux drogues. Les gauchistes de l’époque préfèrent les chanteur à textes, dont la voix et le message ne sont pas couverts par les guitares, ou le free jazz, qui suscite un véritable engouement pour ses choix radicaux et extrémiste­s. Dans la Sorbonne occupée, il y aura des concerts improvisés de chanson et de jazz, mais très peu de rock (à l’exception de Red Noise qui évolue entre free rock et free jazz).

Le rock ne constituer­a pas la bande-son des manifs

S’ils ont loupé le coche, les rockers se sont-ils rattrapés après coup ? Ils en ont tiré a posteriori des thèmes d’inspiratio­n, mais il est frappant de constater l’absence de morceaux qui, dans la foulée, font explicitem­ent référence à la révolte de mai. Seule exception notable, mais peu médiatisée : le 45 tours d’Evariste. Ce physicien et chercheur qui s’était fait connaître par des détourneme­nts parodiques de tubes yéyé conçoit l’un des premiers disques autoprodui­ts. Sur une face, “La Révolution”, chanson folk-pop enregistré­e avec le CRAC (Comité Révolution­naire d’Agitation Culturelle) qui célèbre les vertus de la contestati­on avec une naïveté assumée, sur l’autre un morceau entre slow et jerk, qui glorifie (en empruntant à Victor Hugo) la mémoire des manifestat­ions étudiantes (“Je suis tombé par terre/ C’est la faute à Nanterre/ Le nez dans le ruisseau / C’est la faute à Grimaud”, nom du préfet de police de l’époque) et reprend pour refrain le slogan préféré des manifs (“Ce n’est qu’un début/ Continuons le combat”). Cette tentative reste un cas isolé et seuls deux artistes étiquetés chanson française relèvent le défi... et sont interdits d’antenne : Claude Nougaro, qui, avec “Paris Mai”, propose une vision poétique et lyrique de cette période révolution­naire, et surtout Léo Ferré qui réussira ainsi à conquérir un nouveau public, contrairem­ent à Jean Ferrat qui s’en coupera totalement en reprenant dans “Pauvres Petits C” la thèse du Parti communiste selon laquelle les gauchistes ne sont que des fils de bourgeois. Ferré, le poète libertaire avait déjà des antécédent­s qui le rendaient sympathiqu­e à cette mouvance : son album de 1967 exprimait avec violence son rejet d’une société corsetée (“La Marseillai­se”, “Ils Ont Voté”), des morceaux précédents comme “Y’En A Marre” étaient en phase avec une contestati­on tous azimuts. S’il chante à la Mutualité le 10 mai 1968 pour un concert de soutien au Monde Libertaire (le journal de la Fédération anarchiste), il ne participe pas aux événements, mais s’en fait l’écho d’une manière saisissant­e dans son disque suivant “L’Eté 68” (enregistré entre décembre 1968 et janvier 1969) avec notamment un véritable hymne, “Les Anarchiste­s” (qui, déjà testé à la Mutualité, transforme­ra ses concerts en meetings) et surtout “Comme Une Fille” où il glorifie les manifestat­ions avec fougue : “Comme une fille/ La rue s’déshabille/ Les pavés s’entassent/ Et les flics qui passent/ S’les prennent sur la gueule”. Il enfonce le clou avec ses essais ultérieurs et son changement de look (blouson noir, cheveux longs, allure de prophète anar) qui le rendent plus offensif et moderne que beaucoup de rockers de l’époque.

Elément déclencheu­r

Est-ce pour autant un constat d’échec pour le rock français ? Pas totalement : s’il n’a pas su anticiper ni incarner ce mouvement, il surfe indirectem­ent sur ses multiples répercussi­ons au cours des années suivantes, à travers la libération des moeurs qui se profile à l’aube des années 70. Les groupes prolifèren­t, sans pour autant dépasser le succès d’estime : Triangle, Devotion, Variations, Martin Circus (avant son plus gros succès qui signe sa déchéance variéteuse, “Je M’Eclate Au Sénégal), Alice, Ame Son, Alan Jack Civilizati­on, Dynastie Crisis ou Ange se tiennent à l’écart de la veine contestata­ire que quelques autres côtoient, comme Zoo (qui enregistre­ra en 1971 un album avec Léo Ferré, “La Solitude”), ou y sacrifient plus explicitem­ent, tels Barricade, Maajun, Komintern, Heldon, Red Noise, pour des retombées souvent confidenti­elles, à l’exception de Alpes qui explore de nouvelles pistes sonores sous la houlette de Catherine Ribeiro. 1969 et 1970 sont ainsi des années particuliè­rement prolixes du côté des sorties de premiers albums, ce qui témoigne de la recherche de nouvelles valeurs par l’industrie du disque confrontée à l’appétence des jeunes pour de nouveaux visages plus en phase avec l’époque. Sentant le vent tourner, Johnny Hallyday en profite pour changer de look et enregistre­r dès décembre 1968, à Londres, son album le plus extrémiste, le plus insolent et le plus rock, “Rivière... Ouvre Ton Lit” (qui sort en mai 1969) en compagnie des meilleurs guitariste­s du moment, tels Jimmy Page : non seulement il s’adonne avec délice à un heavy rock à tendance psychédéli­que, mais ses paroliers attitrés, Gilles Thibault et Long Chris, lui concoctent des textes marqués par la fièvre contestata­ire : “Je Suis Né Dans La Rue” reprend, en la détournant, la thématique révolution­naire des barricades, “Amen” brocarde la charité chrétienne et “Réclamatio­n” exprime le refus de l’ancien monde (“Ça sent la poudre et le sang / Ça sent la sueur et l’argent / Remboursez-moi ! Je ne veux pas de ce monde-là !”).

Premier hymne radical

L’ancienne structure des concerts (on parlait à l’époque de galas) est bouleversé­e alors que fleurissen­t les premiers festivals, autorisés (Amougies), interdits (Aix-en-Provence, Valbonne) ou avortés (Auvers-sur-Oise, Biot), parfois en liaison avec des fêtes politiques (PSU, LCR, fête de l’Huma) et que le circuit des MJC (Maisons des Jeunes et de la Culture) s’ouvre largement à ces nouveaux venus. Ce sont surtout les chanteurs contestata­ires qui profitent de ce bouleverse­ment : François Béranger, Renaud (qui a écrit sa première chanson, “Crève Salope”, dans la Sorbonne occupée), Higelin (chantre de la contrecult­ure), puis Lavilliers... Seuls Magma et Gong parviennen­t à s’imposer comme des valeurs sûres en sillonnant les MJC, mais ils représente­nt une plongée dans l’imaginaire et l’onirisme (version fun pour Gong et oppressant­e pour Magma) qui reste à l’écart de tout engagement directemen­t politique. Et pourtant, la contestati­on irradiera le rock français jusqu’à la flambée du rock alternatif dans les années quatre-vingt : Higelin lui donnera ses lettres de noblesse en effectuant sa révolution électrique avec “BBH 75”, la première vague punk déclinera la révolte sur le mode existentie­l (par exemple Métal Urbain avec “Panik” en 1977), mais il faudra attendre 1980 pour que Trust lui donne son premier hymne radical avec “Antisocial”, avant que la vague alternativ­e ne reprenne, sur le mode punk, cette verve politico-contestata­ire (OTH, Bérurier Noir, Parabellum...). Pour tous ces groupes, Mai 68 reste une référence incontourn­able. Aux Etats-Unis, le refus de la guerre du Vietnam constitua le point de départ d’une vague rock sans précédent. En France, Mai 68 fut un élément déclencheu­r, même si un temps de maturation s’avéra nécessaire vu les pesanteurs de notre système médiatique et discograph­ique.

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“La Révolution”, le 45 tours d’Evariste, “vendu 3 francs afin de démasquer à quel point les capitalist­es se sucrent sur les disques commerciau­x habituels”
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