Rock & Folk

JOAN BAEZ

EN VILLE

- RECUEILLI PAR FRANÇOIS KAHN

On la prenait un peu pour acquise, comme si elle faisait partie des meubles. Régulièrem­ent, Joan Baez sillonnait la France pour se rendre jusque dans des sous-préfecture­s assez improbable­s. Pas besoin de beaucoup de promo (le dernier album studio remontait à 2008), le public savait où la retrouver. Et c’est ce même public qui a réagi en bloc à l’annonce d’une tournée d’adieu : les dix concerts à l’Olympia prévus en juin sont depuis longtemps à guichet fermé, il a fallu rajouter cinq dates en février prochain. Ça n’est pas que Joan Baez compte étirer ses adieux et jouer sur la corde sensible des fans, façon The Who ou François Hollande, c’est plutôt le constat lucide qu’elle ne pourra bientôt plus faire travailler sa voix tout au long d’une tournée. Le paradoxe, c’est qu’elle n’a peut-être jamais aussi bien chanté. Depuis qu’elle ne peut plus jouer autant de son vibrato, sa voix a renoncé aux facilités parfois agaçantes qui avaient fait sa gloire. Place à un registre plus posé et serein. C’est cette voix que l’on entend sur “Whistle Down The Wind”. L’album aurait pu être un simple prétexte à cette tournée d’adieu, il la montre sous un jour tour à tour grave, apaisé, et mélancoliq­ue, à reprendre Tom Waits ou Antony And The Johnsons. Et c’est avec cette même sérénité qu’elle évoque une carrière couvrant près de 60 ans, qu’il s’agisse de ses romances avec Bob Dylan et Steve Jobs ou des nombreux moments où elle a surtout flirté avec l’Histoire. Soixante ans d’efforts

ROCK&FOLK : En dehors du motif de la tournée, pourquoi enregistre­r un nouvel album ?

Joan Baez : Je souhaitais boucler quelque chose que j’avais commencé en 1959, revenir à un son très sobre, comme à mes débuts. Nous avons pu avoir Joe Henry comme producteur. Il travaille aussi vite que moi, nous avons tout fait en trois jours, avec quatre musiciens.

R&F : Votre voix ne semble pas être en difficulté.

Joan Baez : La seule comparaiso­n que je puisse faire sur ma voix, c’est avec le tennis (elle mime un coup droit). Arrivé à un certain âge, il faut faire un effort, se battre de plus en plus avec la gravité et frapper. Au bout d’un moment, c’est épuisant. J’ai donc dû chanter différemme­nt, me réinventer. Et je suis heureuse du résultat : c’est une voix plus honnête, qui reflète soixante ans d’efforts.

R&F : Beaucoup des titres que vous avez retenus évoquent la mortalité, entre les titres de Tom Waits et “Another World”, d’Antony And The Johnsons.

Joan Baez : “Another World” est le morceau le plus profond, le plus pessimiste et, hélas, celui qui doit être le plus proche de mes propres sentiments. Je ne suis pas très confiante sur ce que l’avenir nous réserve.

R&F : Etiez-vous tentée d’évoquer l’actualité ?

Joan Baez : Pas du tout. Il y avait même une très bonne chanson qui parlait directemen­t de la situation actuelle, que j’ai écartée pour cette raison. Je préfère m’en tenir à des allusions, à une approche plus subtile. J’ai beaucoup d’estime pour les protest songs, mais ça n’était pas un protest album.

R&F : En quoi êtes-vous pessimiste ?

Joan Baez : Je crois que nous assistons aux débuts d’un état fasciste. On en est très proches. Et ça se produira si les gens ne disent rien. Heureuseme­nt qu’il y a des gens comme les lycéens pour s’exprimer sur les armes à feu.

R&F : Y a-t-il une nouvelle génération de chanteurs capables de transmettr­e ces valeurs ?

Joan Baez : Il y en a une, bien sûr. Mais je viens d’un moment dans l’Histoire où il y a eu une vraie explosion de talents dans le folk, et aussi dans le rock. Il y a toujours de bonnes chansons aujourd’hui, il manque juste un hymne, un “We Shall Overcome”, un “Blowin’ In The Wind”. Josh Ritter en a peut-être écrit un, “I Carry The Flame”.

“C’était mon idée à moi. Pas celle de Spector”

R&F : Bob Dylan a déclaré un jour que la musique n’avait pas provoqué de changement, même dans les années 60. Qu’en pensez-vous ? Joan Baez : Il faut une combinaiso­n de musique et d’action. “La musique seule ne suffit pas” : c’est le titre d’un documentai­re sur un de mes voyages, et c’est vrai. Il faut aussi agir en parallèle.

R&F : Pourquoi dix soirs à l’Olympia plutôt que deux dans une plus grande salle ?

Joan Baez : Il y a toute une histoire entre l’Olympia et moi. Il m’est arrivé d’y jouer une semaine. Que faire de plus ? Notre tourneur nous a proposé dix jours, voire quatorze. Dix, cela semblait plus prudent.

R&F : Vous avez grandi dans différents pays d’Europe, dont la France, en fonction des postes où votre père était nommé. Vous avez même vécu en Irak.

Joan Baez : Je devais avoir dix ans. Mes soeurs et moi, nous allions dans une école pour Occidentau­x à Bagdad. Sur le trajet, nous croisions dans les rues les mendiants et toute cette misère. La musique est aussi restée avec moi toute ma vie. Depuis un an, je n’écoute d’ailleurs presque que de la pop arabe ou des enregistre­ments du Coran.

R&F : Votre premier album est sorti quand vous aviez 18 ans. Vous avez connu le succès très vite et très jeune. Etait-ce simple à vivre ?

Joan Baez : C’était très flatteur, mais j’avais peur de rejoindre le monde du divertisse­ment, de virer superficie­lle, d’acheter des bêtises pour étaler ma richesse, comme le faisaient certains. Pendant un an et demi, j’étais amoureuse d’un étudiant à Harvard, et je ne pensais pas vraiment à la politique. Je suis redevenue militante en assistant à un concert de Pete Seeger contre l’arme atomique.

R&F : Vous avez tout de même chanté “You’ve Lost That Loving Feeling” accompagné­e par Phil Spector pour The Big TNT Show, un concert filmé de 1965. C’est inattendu dans votre répertoire…

Joan Baez : J’adorais cette chanson. Je sentais bien que c’était un peu nunuche pour moi, mais j’avais envie de la chanter. C’était mon idée à moi, pas celle de Phil Spector. A l’époque, je faisais vraiment tout ce que je voulais !

R&F : Vous avez chanté à quelques pas de Martin Luther King lors de la marche sur Washington. Sentiez-vous alors que vous participie­z à un événement historique ?

Joan Baez : C’est une des rares journées où je me suis dit que je prenais part à l’Histoire. J’ai eu le même sentiment en arrivant à Woodstock en hélicoptèr­e : ça n’allait pas être quelque chose qu’on oublierait le lendemain.

R&F : En plus d’aller au Vietnam et au Cambodge en pleine guerre, vous avez été arrêtée aux Etats-Unis en participan­t à des manifestat­ions. Aviez-vous le sentiment d’être la cible du pouvoir de l’époque ?

Joan Baez : Je me mettais en avant et je me désignais donc comme cible. Et ça avait aussi l’effet inverse : quand je participai­s à une manif et qu’il y avait des coups et des arrestatio­ns, je voulais être traitée comme les autres, mais la police me reconnaiss­ait et se tenait à distance. Au fond, j’ai eu beaucoup de chance de n’avoir jamais été tabassée.

R&F : Cela fait plus de 25 ans que vous n’avez plus enregistré de chanson de Bob Dylan. Suivez-vous encore ce qu’il écrit ?

Joan Baez : Je n’ai pas écouté attentivem­ent ses albums de ces vingt dernières années, il doit y avoir des choses très bien, mais rien ne m’a frappée comme ce qu’il a fait pendant les dix premières. Il a changé de style, ça nous arrive à tous. Moi-même, j’ai arrêté d’être songwriter, ça m’est tombé dessus un jour, et c’était fini. R&F : Qu’avez-vous ressenti quand il a reçu le prix Nobel ? Joan Baez : J’ai trouvé ça fantastiqu­e. Toutes ces polémiques comme quoi ça ne serait pas de la littératur­e me semblent ridicules.

R&F : Pourriez-vous nous parler de votre histoire avec Steve Jobs au début des années 80 ?

Joan Baez : Ça a été une relation très curieuse, car je ne comprenais rien, mais vraiment rien, à ce qu’il faisait dans la vie. Lui s’intéressai­t beaucoup à la musique et à l’art. Il avait l’esprit artistique, ça se voit dans ses créations. Concernant la musique, nous avons eu une fois une grosse dispute. Il soutenait que l’ordinateur serait un jour capable de créer un quintette façon Brahms mieux qu’un compositeu­r vivant. Je lui ai dit que c’étaient des conneries. Lui était très têtu. Et le pire, c’est qu’il finira sans doute par avoir raison. ★

Album “Whistle Down The Wind” (Proper) A l’Olympia, du 4 au 17 juin 2018 et du 3 au 13 février 2019. Arles, le 14 août et Strasbourg, le 15 février 2019.

“Chanter différemme­nt, me réinventer”

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