“Aladdin Sane” David Bowie
On ne juge pas un livre à sa couverture. Et un album ? Chaque mois, notre spécialiste retrace l’histoire visuelle d’un disque, célèbre ou non.
En 1973, David Bowie trouve enfin la formule qui va servir sa grande ambition. Mod sur son premier album (1967), folk sur le deuxième (1969), hippie chic sur “The Man Who Sold The World” (1970), Bowie amorce une nouvelle image sur “Hunky Dory” (1971), en affichant une pose maniérée digne d’une Lauren Bacall, les cheveux plaqués et tirés en arrière, le regard abandonné entre pose préraphaélite et glamour hollywoodien. L’album ressemble à un laboratoire de plusieurs possibles musicaux desquels surgissent “Queen Bitch” ou “Life On Mars ?” lesquels orienteront, à plus d’un titre, l’album suivant, “Ziggy Stardust” (1972). En 1971, le glam rock couronne Marc Bolan, sa superstar du moment. Bowie, connu seulement des happy few, se penche très sérieusement sur le premier mouvement postmoderne du rock, mais pas uniquement pour des raisons musicales. Car Bowie y entrevoit l’occasion d’y fusionner tout ce qui le passionne : théâtre, sexe, music-hall, mime, Japon, science-fiction... Une sorte d’Exploding Plastic Inevitable, à usage personnel. “Ziggy Stardust” naît de cette rencontre de plusieurs arts, mais, à la différence des albums précédents, il propose une unité narrative et stylistique puissante. Avec cet album, Bowie écume le Royaume-Uni et y rencontre progressivement le succès. Sa tournée américaine est plus chaotique. Seules les zones poreuses à la décadence urbaine et à la confusion des genres l’accueillent favorablement. Néanmoins, il prolonge son autofiction idéalisée en y écrivant les aventures d’un Ziggy sur la route de ce territoire fantasmé que sont les Etats-Unis ; cela sera le tissu d’ “Aladdin Sane”. Tony Defries, manager plus ambitieux encore que l’artiste, possède des idées marketing simples. Il est persuadé de la nécessité de dépenser beaucoup d’argent pour obliger la maison de disques à soutenir intensivement la production d’un artiste. C’est ainsi qu’il demande à Brian Duffy, le photographe que Bowie a choisi pour la pochette de son nouvel album, d’utiliser un procédé de reproduction extrêmement coûteux. Brian Duffy appartient, avec David Bailey, à cette jeune génération qui a redéfini la photo de mode en lui faisant rencontrer la rue du Swinging London. Il a surtout commis un chef-d’oeuvre, le calendrier Pirelli de 1973 dont au moins trois des mois vont inspirer des pochettes de disques à venir (février et juin : “Aladdin Sane” ; novembre : le premier album des Cars ; décembre : “Country Life” de Roxy Music). Pour ce travail, il a collaboré avec Alan Jones — l’artiste contemporain ayant signé le mobilier sado-maso d’ “Orange Mécanique” dont Bowie utilisera la musique en intro de ses concerts sur la tournée à venir. Jones a dessiné les attitudes et les vêtements des modèles illustrant le calendrier. Pour brouiller le réalisme de la photo, le tout fût parachevé par un spécialiste de l’aérographe, Philip Castle qui a réalisé deux ans plus tôt l’affiche d’ “Orange Mécanique”. Duffy propose à Defries le procédé de tirage Dye-Transfer utilisé dans la pub et la photo d’art qui donne une densité profonde à l’image. Le Dye-Transfer nécessite, à partir d’une diapositive couleur, la fabrication d’un film noir et blanc qui permet de fabriquer trois négatifs en couleur primaire. Ensuite, les couleurs sont appliquées pour un résultat optimum. Afin de corser la note, Duffy conseille un prestataire suisse — les meilleurs, mais aussi les plus onéreux. L’affaire est vendue. Duffy et son assistante, Celia Philo, et le maquilleur attitré de Bowie, Pierre Laroche, auteur du cercle coloré sur le front de Ziggy et de toutes les audaces, sont présents sur le shooting. Bowie arrive simplement, sans Angie. Sur ce type d’exercice, nous sommes aux antipodes du cliché pris sur le vif. Tout va se construire au cours de cinq séances, à partir des idées d’un Bowie animé par deux désirs : être représenté torse-nu et dégager une image de
blancheur, héritée du mime mais aussi du kabuki. Le mariage de l’orient et de l’occident. Théâtre traditionnel japonais à l’origine licencieuse, le kabuki distribuait tous ses rôles à des hommes, y compris ceux des personnages féminins. Ses trois idéogrammes pourraient définir l’art scénique de Bowie : ka (chant), bu (danse) et
ki (maîtrise technique). Il y a dans cette référence culturelle toutes les métaphores qui travaillent le Bowie seventies et principalement l’ambiguïté sexuelle, son fait marketing le plus saillant. D’Elvis Presley, Bowie a notamment retenu l’éclair dessiné sur la queue de son jet et qui sera décliné à toutes les sauces, un logo entouré des trois lettres TCB ( Takin’ Care of Business) devenant son sceau et celui de son entourage, une marque de confrérie. Duffy, pour saisir concrètement l’idée de Bowie, lui montre l’éclair bleu et rouge dessiné sur l’autocuiseur Panasonic de la cuisine du studio. Laroche enchaîne en dessinant un éclair sur la joue de Bowie, mais trouvant cette marque peu impactante, Duffy s’empare d’un rouge à lèvres et barre le visage de David d’un éclair largement plus divisant. Laroche complète l’esquisse. Bowie, d’un coup, devient comme foudroyé et foudroyant. Cette division éclairante renvoie à la schizophrénie, la maladie du demi-frère de Bowie, mais aussi métaphoriquement la vie de David Jones. C’est la frontière pour tout artiste faisant venir à lui des personnages. Le qui suis-je ? est éminemment pluriel chez Bowie et cette division dépasse les simples caractères inventés au long des albums. Les yeux clos attestent de cette soumission à cette injonction et désincarnent le corps qui s’effacent au profit d’un être dont la chair s’estompe dans le bas d’image, d’un être venu d’ailleurs dont le signe du sang est l’électricité. La goutte d’eau peinte par Castle sur le creux de la clavicule a souvent été interprétée comme une larme. L’eau, symbole de vie et de purification, répond à la foudre jupitérienne. Mais il faut y voir une référence à Dalí ou bien aux objets insolites peint par Yves Tanguy, une connotation surréaliste rendant l’oeuvre et le personnage définitivement insaisissables. Avec l’effacement de son corps, Bowie atteint une autre dimension, celle de la divinité dont l’incarnation n’est plus utile : A lad insane ( un
type fou), déformé par Bowie en Aladdin Sane pour désigner sa nouvelle figure du nom de celui qui partit au centre de la Terre chercher une lampe magique.