Jeff Beck
“STILL ON THE RUN : THE JEFF BECK STORY” Eagle Vision
C’est incontestable : ce sont les guitaristes qui parlent le mieux de lui. Parce qu’ils savent pertinemment, eux, ce qu’il faut de talent, de coeur et d’âme pour tirer d’un morceau de bois qu’on branche, tendu de six fils d’acier, autant que Jeff Beck. De ce documentaire honorablement troussé, même s’il est un panégyrique de la première à la dernière image, on retient donc en priorité les interventions de Jimmy Page, Eric Clapton, David Gilmour ou Carmen Vandenberg. Les deux premiers ont ferraillé avec lui à l’époque des Yardbirds, le troisième a inventé la guitare bleue qui plane et la quatrième, moitié de Bones, le duo de Camden avec lequel Jeff s’est récemment acoquiné, n’en est toujours pas revenue. De lui, de son jeu, de son flair, de sa générosité. On a le loisir de l’écrire plus que de raison, cet inventeur est véritablement un cas. Un modeleur depuis “Heart Full Of Soul” qui a la délicatesse de dire qu’il a eu peur de Jimi Hendrix, la première fois qu’il l’a vu sur scène, même si on ne le croit pas une seule seconde. Sa discographie qui part dans tous les sens, surtout les bons, le prouve : Jeff Beck ne joue pas de la guitare électrique, il habite dans la sienne. Il n’est pas au-dessus du lot, il n’y a personne dans sa catégorie. Pour lui, l’instrument est un défi permanent qu’il se lance à lui-même parce que c’est sa raison d’exister. Le reste, le métier, la carrière, les miroirs et les alouettes, toutes ces choses qu’il aurait fallu entreprendre pour bien faire ne l’intéressent pas. Et il est d’ailleurs passé à côté, exprès. Sa découverte du rock’n’roll, son association légendaire avec Rod Stewart et Ron Wood, sa collaboration superstitieuse avec Stevie Wonder, ses disques de fusion, les traces qu’il a laissées sur ceux des autres, tout son parcours en somme, Beck l’a effectué à l’instinct, à l’emporte-pièce. Sans se poser les questions qui l’auraient détourné de son instrument. Aussi déraisonnable qu’il puisse paraître, ce positionnement singulier est au coeur de ce documentaire de Matthew Longfellow. Relativement avare de mots, estimant certainement que planifier, c’est mourir un peu, Jeff Beck ne s’est jamais vraiment laissé ballotter. Mais un peu comme les automobiles vintage qu’il aime restaurer et les hot-rods qu’il construit avant de les envoyer pétarader, avec lui au volant, sur les petites routes de sa campagne anglaise, il n’est pas facile à manoeuvrer. Sa vérité à lui, il l’exprime à travers sa musique qu’il n’a pas toujours écrite, mais qui est devenue la sienne à force de l’interpréter comme personne. Oui, ses reprises dont on préfère taire les titres, sont souvent meilleures que les versions originales. Et il s’est pourtant mesuré à des pièces maîtresses du répertoire des plus grands du rock, de la soul, du jazz et de la world. La plupart l’ont remercié. Tout ça, bien sûr, en restant d’une modestie désarmante et d’une intégrité telle que ceux qui, sur le papier et à la banque, ont mieux réussi que lui, passent un peu pour des escrocs. Et le savent. En voix off et tellement belle, George Martin revient naturellement sur “Blow By Blow”, l’album de 1975 qui a ouvert le champ des possibles à ce musicien de rock qui a toujours mieux compris le jazz que ses congénères. Aspiré par l’inconnu, à la recherche de la note ultime (celle qui n’existe pas...), et boosté par l’envie, plus forte que tout, de sculpter des sons inédits, Jeff Beck est un magicien qui ne sort de son manche que de l’or. Ses accompagnateurs, qui interviennent également dans ce DVD (et Blu-ray), n’ont que le mot privilège à la bouche pour exprimer ce que fouler les mêmes planches que lui signifie. Une poignée de titres live, captés au festival de Montreux en 2007, complète ce programme qui n’est pas qu’affaire de rétroviseur. Il a beau avoir l’âge de son carburateur, Jeff Beck a encore certainement de très bonnes choses à jouer, qu’on aura le plaisir et l’honneur de relayer.