PEU DE GENS LE SAVENT
MON MOIS A MOI
“Assez de ces expositions-phares dont les commissaires, à l’instar des DJ vedettes, mixent le passé et le présent pour empêcher que le futur ne soit jamais autre ! Assez du double langage festif accueilli de toutes parts, sans qu’on y reconnaisse le meilleur agent du maintien de l’ordre ! Assez de ces capitales européennes de la culture qui exproprient la vie des quartiers et des villes pour accélérer la domestication de tous !” Annie Le Brun envoie la purée dans son nouveau livre (merci Marie-Dominique L), “Ce Qui N’A Pas De Prix” (Stock, 17€). Son éditeur habituel, Gallimard, qui n’hésite pas à licencier des écrivains borderline sur dénonciation, a refusé de le publier. Bernard Arnault, dont elle décortique les pratiques artistiques avec une rage froide, n’en demandait pas tant, il vient de vandaliser le Musée national des arts et traditions populaires dans l’indifférence générale.
Festival de Cannes : quelle rigolade de voir ceux qui mangeaient dans la main d’Harvey Weinstein lui cracher à la gueule avec le même empressement. Plutôt que de lui reprendre cette Légion d’honneur qu’il n’avait pas volée (ne serait-ce que par comparaison avec d’autres récipiendaires), il eut été plus convenable de lui retourner les trois Golden Globes et cinq Oscars qu’il a arrachés pour “The Artist”, à coup de pression, de ruse et de millions. Imagine-t-on Lance Armstrong récusant son endocrinologue tout en conservant sa collection de maillots jaunes ? Comme sur la route, la violence sociale est toujours acceptée et même encouragée en creux : en bagnole on peut faire n’importe quoi et même tuer à condition d’être à jeun, dans le showbiz tout est permis tant qu’il n’y a pas de racisme ni de sexisme.
Enregistrement en voie de disparition, deux lettres (mots croisés du Monde, grille n°18-119, jeudi 24 mai). Oui, c’est bien ça, CD. Il faut dire qu’avec tous les services de presse que certains ont écoulé chez Parallèles... Mon conseil aux artistes et labels : enlevez toujours le cellophane avant d’envoyer un disque à un leader d’opinion, si vous ne voulez pas qu’il atterrisse direct dans un bac à fouille.
Le lendemain, première page du quotidien de référence : “Henri Dès passe au rock, en attendant le heavy metal” (Le Monde, vendredi 25 mai). “Il s’est produit avec son fils Pierrick Destaz (dit Mouloud Rochat) à la batterie, et Raphaël Ortis (dit Obi-Wan Pichon) à la guitare et la basse — les deux formant un duo sous le nom Explosion De Caca.” Misère. Que dire ? Cette phrase donne envie de mourir, en tout cas d’arrêter la musique, d’autant que son auteur a mis onze ans à découvrir l’existence d’Aquaserge.
En sortant du métro à Jules Joffrin le manège passe “Boogie Nights”, d’Heatwave. Ouaaaaaaais. Moment de magie. Ce truc a 42 ans et il anticipe les hits galactiques que le même génie obscur, Rod Temperton, écrira ensuite pour Michael Jackson. La harpe, les choeurs olympiens, l’intro ternaire, le son artificiel fait à la main, qu’il est bon d’être en vie et d’entendre des choses pareilles.
Puisque Le Monde est fou, consultons notre mensuel de référence. Nous apprenons, grâce à Nicolas Ungemuth, la sortie de “High Times 76-88”, un digipack + DVD de Little Bob Story. Ce groupe, c’est le test de Rorschach, la ligne de partage des eaux : quelqu’un qui ricane sur lui a de fortes chances d’être un gros lourd prétentieux. Il y a un an, j’ai dû endurer chez Taddeï des péroraisons sur le rock d’ici, symbolisé par LBS, “qui n’existait pas avant Téléphone”, la France passant alors de l’ombre à la lumière. Il suffit d’écouter un titre comme “High Time”, qui synthétise tout ce que cette musique peut produire de racé, pour savoir que ce sont des conneries. Quand Edouard Philippe passera au tribunal de l’Histoire, il faudra le créditer d’avoir fait jouer Roberto Piazza à Matignon pour la Fête de la musique 2017. Idem pour Stéphane Saunier, le monsieur rock de Canal. Je me suis beaucoup chauffé sur lui : il avait ses têtes et il m’avait dans le nez. Bien d’autres aussi, qu’il a interdits d’antenne en toute bonne conscience, confondant subjectivité et arbitraire. Mais quand Libé lui demande son plus beau souvenir de concert il répond : “Il y en a trop, donc le premier : Little Bob Story, au Havre, en 1973.” Cela vaut absolution.
Dans R&F toujours, Géant Vert évoque “Avec Edouard Luntz, Le Cinéaste Des Ames Inquiètes” (Futuropolis, 23€), une bande dessinée consacrée au réalisateur des “Coeurs Verts”. Après avoir passé vingt ans à projeter ce film merveilleux sur la jeunesse, j’ai pu diffuser l’an dernier sur France Culture (merci Albane Penaranda) un débat en sa présence au ciné-club de Pont-à-Mousson. Ça se passe en 1966 et on a l’impression que c’était il y a un siècle, tant l’expression orale a ensuite été bousillée par les animateurs télé-radio cool.
Sur le site d’une chaîne de télévision publique dédiée à la culture : “On aime [machin] à la folie et on l’écoute en boucle ici” : ce on ne va pas.
“Girlfriend”, single de Chris sans Tine And The Queens : ça y est le lynchage a commencé. “Someone needs to translate this from English to English.” Pourtant ce n’est ni pire ni meilleur qu’avant, un bon instru de Dâm-Funk avec le phrasé de Larusso et le DX7 de Scritti Politti. Ceux qui l’allument sont évidemment les mêmes qui la déifiaient, en l’accablant ainsi ils se chient dessus.
Annonce du mois : une caisse claire Ludwig et des pieds de cymbale sur Le Bon Coin. En haut d’une piste en béton aussi raide qu’un tremplin de saut à ski, un belvédère avec une vue indécente sur les Pyrénées ariégeoises. Un monsieur de 80 ans attend avec sa femme, institutrice à la retraite. Lui a “travaillé dans l’azote”, à Toulouse. Ce n’est pas leur batterie : leur fils a fait le conservatoire de Muret et la Royal Academy Of Music à Londres, mais il était plus intéressé par l’informatique. Après avoir créé le site internet de l’école, il est devenu banquier à New York et ne passe en coup de vent qu’une fois par an, avec son épouse chinoise et leurs gosses, qui préfèrent la cueillette des Pokémon à celle des girolles. En ramassant les percus, sensation de vider la chambre d’un enfant mort. Au milieu du salon, un Yamaha C7 3/4 queue en guise de mausolée. “On l’avait acheté pour lui.” Déjeunant quand je suis arrivé, ils ajoutent un couvert. Repas de deuil face au piano, soupe aux orties, magret et biscuits maison. Générosité à l’état pur, et puis au détour de la conversation : “si je pouvais tuer deux ou trois députés avant de mourir j’aurai servi à quelque chose.”
Heureusement, il y a “Bus In These Streets”, de Thundercat. Ce bassiste est parfois légèrement surestimé, mais cette chanson solaire me semble, au contraire, sous-évaluée. Sortie il y a deux ans, sa suite d’accords digne de Louis Philippe, et ses paroles contemporaines sur un type scotché à son écran qui regarde le monde à sa fenêtre, donnent foi en l’avenir. Il n’y a rien de mieux que ces deux minutes vingt-huit secondes pour passer l’été. Ah pardon : on aime Thundercat à la folie et on l’écoute en boucle ici.