URBAN STORIES
Les chiffres ne mentent pas : l’urbain est la catégorie musicale la plus populaire du moment, et les Eurockéennes ont misé sur le hip-hop dès le début des années 1990
LIONEL D 1991 - MC SOLAAR 1993 - DISPOSABLE HEROES OF HIPHOPRISY 1993/ SPEARHEAD 1996/2002 - IAM 1994/2004 - ALLIANCE ETHNIK 1995 - PUBLIC ENEMY 1995 - SUPRÊME NTM 1996/1998 - FONKY FAMILY 1998 - DISIZ 2001 - POSITIVE BLACK SOUL 2001 - SAÏAN SUPA CREW 2002 - LA RUMEUR 2003 - SVINKELS 2004 - DJ MEHDI 2006/2011 - KENY ARKANA 2008/2013 - NERD 2002/2008 - CYPRESS HILL 2009/2012 - JAY Z 2010 - MISSY ELLIOTT 2010 - THE SPECIALS 2010 - STROMAE 2011/2014 - 1995 2012/2016 ( NEKFEU) - ORELSAN 2012/2014 (CASSEURS FLOWTERS) - PNL 2017 - BOOBA 2017
Les chiffres ne mentent pas : l’urbain est la catégorie musicale la plus populaire du moment, et les Eurockéennes ont misé sur le hip-hop dès le début des années 1990, quand sortit le premier album d’un rappeur français en solo, celui de Lionel D, produit par le génial DJ Dee Nasty. Moins d’un an après la sortie du LP “Y A Pas De Problème”, Lionel D venait débiter ses rimes sur le site du festival, affrontant un public plutôt venu pour l’invasion rock indé menée par la Mano Negra. Mais tandis que le punk rock frenchy s’essoufflait, le rap français prenait de l’ampleur. Et en 1993, MC Solaar débarquait avec l’aura d’un artiste à succès, dans la foulée de son album “Prose Combat”, près d’un million d’exemplaires vendus. Le show de Claude MC, en tee-shirt orange et pantalon aux motifs africains, propageait ce hip-hop cool qui fit tant rager les bouillants MCs de NTM. On entrait dans le dur avec les Disposable Heroes Of Hiphoprisy de Michael Franti, ex Beatnigs et futur Spearhead. Du rap à message avec un son lourd teinté de bruitages industriels grâce aux plaques de métal et autres chaines d’acier maniées par Rono Tsé, l’Asiatique qui cause la panique. Franti reviendra à deux reprises avec Spearhead, version apaisée dans les rythmiques mais toujours consciente dans les lyrics de son hip-hop humaniste. Jonction idéale entre le hip-hop et l’indus’, DHOH cartonna avec sa version furieuse du titre “Television, The Drug Of The Nation”, fustigeant l’influence néfaste des fenestrons cathodiques. En pleine furie “Mia”, IAM fit la route de Marseille à Belfort en 1994, goûtant aux joies ambigües du succès commercial avec un single qui faillit causer leur perte. L’année suivante, c’est un autre visage du rap français à vocation populaire qui se pointait sur la scène des Eurocks : Alliance Ethnik, dont le single “Simple Et Funky” était un des rares morceaux populaires auprès du grand public en ces temps où les musiques urbaines n’étaient pas à la mode. Le groupe du rappeur Mel-K proposa un spectacle de qualité, contrepoint élégant à la puissance de feu qu’offrit Public Enemy quelques heures plus tard. Premier groupe de rap US à fouler la grande scène, P. E. en profita pour balancer ses morceaux explosifs avec son DJ Terminator X et des danseurs habillés en treillis munis de uzis factices exécutant une impressionnante chorégraphie paramilitaire. Seul bémol : Flavor Flav était absent, retenu aux USA pour des problèmes judiciaires. Ah, l’AmériKKKe… Que dire sur Suprême NTM qui n’a pas été dit ? Le rouleau compresseur JoeyStarr/Kool Shen a fonctionné à plein régime sur le Malsaucy à deux reprises, d’abord en 1996 puis en 1998, quelques semaines avant une séparation qui durera dix ans. La même année, Fonky Family apportait la touche marseillaise tandis qu’en 2001, Disiz La Peste essuyait les plâtres des premiers forums sur internet, où le rejet du rap s’exprimait sans grande nuance. Ce qui n’empêcha pas les programmateurs des Eurockéennes de persister et de tenir compte régulièrement
de l’évolution d’une scène qui n’a cessé de grandir, de se professionnaliser et de proposer des shows de plus en plus carrés. Si les musiques métisses ont toujours eu droit de cité aux Eurocks, c’est en 2001 que l’urbain africain fit une apparition remarquée avec la prestation de Positive Black Soul, duo sénégalais composé de
Didier Awadi et Dougee T. Leur set en 2001, deux jours après la tempête qui empêcha de jouer une dizaine de groupes, prouvait s’il en était besoin que le rap ne se cantonnait pas à la France et aux Etats-Unis.
Saïan Supa Crew n’a pas failli à sa réputation scénique flatteuse : le commando qui a su séduire un public international a retourné le chapiteau, réussissant même à convaincre les irréductibles rockers présents ce jour-là avec leur fougue contagieuse et leur scénographie frénétique. Séduire le public rock : une problématique résolue par La Rumeur, qui tournait à l’époque en première partie de Noir Désir (à la demande du groupe) et dont le discours engagé avait valu aux rappeurs Ekoué et Hamé un procès king size intenté par Nicolas Sarkozy qui dura huit ans, et que le groupe finit par gagner au terme d’une procédure abracadabrantesque. Le show austère de La Rumeur était à sa place aux Eurockéennes, juste après un discours des intermittents du spectacle, dont la lutte convergeait cette année-là à Belfort, entrée en matière idéale à leur rap velléitaire, aussi radical que pugnace. L’anecdote concernant leur venue est étonnante : le groupe écrivit en 2002 une lettre aux programmateurs leur demandant pourquoi ils n’avaient jamais été choisi pour faire partie des Eurocks, et fut programmé l’année suivante. En 2004, les Svinkels passèrent en début de journée, mais sur la grande scène. Gros pari, et succès public inattendu face à ces soulards de la rime qui a l’époque comptaient dans leurs rangs
DJ Pone aux platines, le même qui officiera derrière Kool Shen
et JoeyStarr pour la tournée NTM 2018. Gérard Baste n’hésita pas à réveiller le punk qui était en lui dans son morceau fusionnel (“Réveille Le Punk”, pour ceux qui suivent) où il name droppait Pantera, les Bérus et les Sex Pistols tout en se définissant comme
“la Nina Hagen française”. Bel exemple de parité transgenre homme/femme punk/rap.
DJ Mehdi, prématurément disparu en 2011, était un des piliers de la bande Ed Banger, le label de Pedro Winter. Des projets étaient en cours pour diverses créations, mais c’était sans compter sur le destin tragique qui l’a emporté à l’âge de 33 ans. Son second et dernier passage à Belfort, en compagnie de Riton avec qui il formait le groupe Carte Blanche, eut lieu moins de trois mois avant sa disparition. Un show hystérique avec un public surexcité, du clubbing sauvage avec une touche électro hip-hop. Les images de Mehdi et
Riton s’affrontant amicalement sur un blind test spécial DJ concocté à Belfort après leur concert par le site Sourdoreille furent donc parmi les dernières de ce producteur/artiste visionnaire. Près de 7 ans après son décès, sous l’impulsion de son ami Pedro et dans le cadre du “Music Factory” célébrant les 15 ans du label, la discothèque de
Mehdi est en accès libre sur tout un étage des Galeries Lafayette Haussmann, jusqu’au 24 juin 2018. 1500 vinyles pour mieux comprendre l’éclectisme de Mehdi. Comme le déclarait Pedro au magazine Trax, “J’ai ressorti toute la discothèque de Mehdi qui traînait dans sa cave. Le public pourra digger dedans. On sait ce que ça représente symboliquement, émotionnellement, la discothèque de quelqu’un”. Keny Arkana, deux passages au compteur, est une passionaria qui utilise le rap comme d’autres un mégaphone ou un flingue. Ses prestations scéniques ont toujours été de grands moments, et celles des Eurocks également, avec slam dans la foule et communion intense avec le public.
Nerd, c’est Pharrell Williams en mode énervé, avec un premier passage en 2002 sur la Plage en mode punk et un second plus funky en 2008 sur la grande scène, à la fin duquel l’équipe du festival lui offrit un super vélo customisé qu’il a fièrement ramené aux USA.
Cypress Hill, les apôtres du chanvre, furent les remplaçants de NTM suite à l’escale carcérale de JoeyStarr, mais de justesse : Sen Dog étant cubain, il fallut faire jouer des relations politiques pour obtenir un visa dans les temps.
Jay Z a tenu son rang de star en demandant un hélicoptère pour venir de Bâle à Belfort, pour finalement arriver en limousine, avec Beyoncé en mode vacances, histoire de rajouter une touche de stress à l’équipe technique, même si elle n’est pas montée sur scène (des rumeurs l’annonçaient sur “‘ 03 Bonnie & Clyde”). Missy
Elliott, qui jouait derrière Jay Z, a donné un show catastrophique. Logique, elle avait viré toute son équipe quelques semaines auparavant et s’est plantée lamentablement, se faisant siffler au bout de quelques morceaux pour quitter la scène après 40 pénibles minutes. La nostalgie du ska revival tient encore la route trente ans après ses débuts, surtout dans cette région marquée au sceau du ska et du rocksteady. À quelques kilomètres de Belfort (Montbéliard plus exactement), le groupe Two Tone Club tourne sans relâche en Europe avec un son vintage ska (il passa aux Eurocks en 2004). Logique donc que les Specials aient connu un triomphe sur la grande scène en 2010, balançant leurs originaux et quelques reprises d’époque avec un personnel regroupant quasiment tous les musiciens originaux des deux premiers albums (“The Specials” et
“More Specials”), à l’exception de Jerry Dammers. Stromae est venu deux fois. En 2011, c’était un grand concert. En 2014, c’était une consécration, avec un public venu en masse malgré une pluie furieuse pour applaudir un show millimétré, scénographié à l’extrême. Nekfeu fut invité lui aussi à deux reprises, d’abord avec 1995 puis en solo, enfin façon de parler car Nekfeu en solo c’est aussi toute sa clique d’amis, et l’assurance d’un show spectaculaire. C’est ce qui arriva sur la grande scène, avec en final sur “On Verra” un canot pneumatique avec lequel le fennec de Paris Sud flottait au-dessus de la foule accompagné de Doums (L’Entourage) agitant un drapeau noir de pirate, happening idéal d’un concert bon enfant. Orelsan, passé en quelques années d’artiste pestiféré suite à la polémique “Sale Pute” à superstar nationale, a déjà fait deux escales aux Eurocks, en solo et avec Gringe sous l’étiquette Casseurs Flowters. On le reverra en 2018 jouer les pyromanes en incendiant le festival avec un spectacle complet :
Skread aux claviers, des musiciens, des décors et une ambiance, plus un paquet de hits. Un artiste qui a grandi avec le festival. Et l’urbain fut à l’honneur en 2017 avec PNL et Booba, tous les deux sur la grande scène à deux jours d’intervalle. Très attendu, le duo Ademo/N. O. S. a prouvé que le cloud rap à la sauce CorbeilEssonnes avait su s’imposer, après l’annulation de sa participation à Coachella. C’est donc à Belfort que l’on entendit les refrains de titres comme “Le Monde Ou Rien” et “J’Suis QLF” repris à tue-tête par la foule, prouvant s’il en était besoin la ferveur de leurs fans. Kem Lalot, programmateur du festival, n’avait pas souvent vécu une telle ferveur qui lui rappelait celle des concerts des Beatles dans les années 1960 (“Même si je n’y étais pas”, ajoute-t-il). Booba, programmé avant Iggy pop sur la même grande scène, offrit un panaché de hits et proposa même un interlude comique sous la forme d’un duplex téléphonique avec le footballeur Karim Benzema.
“Que le hip-hop français repose en paix”, rappait B2O en 2001. En 2018, il bougeait encore.