Rock & Folk

Oser le pari du silence

- Coffret “Music For Installati­ons” (Virgin Records/ Universal Music)

David Byrne, Daniel Lanois, Rachid Taha, John Cale, John Cage, Jon Hassell, Harold Budd, Laraaji, Baaba Maal, Geoffrey Oryema, Seun Kuti, Damon Albarn, Rick Holland, Karl Hyde, James Blake, Fred Frith, Phil Manzanera, Kevin Ayers, Peter Chilvers, Owen Pallett, David Toop, Tom Rogerson, Michael Brook, et on en oublie forcément. C’est après cinq albums solo ne dédaignant pas les sonorités énervées du rock (avec une touche futuriste) qu’Eno découvrit les bienfaits du minimalism­e musical. La saga de l’ambient music démarre à la fin des années 1970 : il utilise le terme pour la première fois en 1978 pour son album “Ambient 1 : Music For Airports”, en référence à l’endroit où il eut l’idée de ce paysage sonore atmosphéri­que, l’aéroport de Cologne Bonn, où il passa plusieurs heures en transit durant les années 1970 et fut affligé par la pauvreté des sons diffusés dans la salle d’embarqueme­nt. D’autres sources font état d’une révélation lors d’un long séjour à l’hôpital suite à un grave accident de voiture. Eno aurait alors voulu écouter un disque de harpe sur une chaîne hi-fi défectueus­e. Aéroport, hôpital : deux lieux d’ennui et de monotonie qui ont donc été à l’origine de cette musique minimale (mais moins ouvertemen­t savante et avant-gardiste que celle de Steve Reich) déclinée sur une vingtaine d’albums, projets ou installati­ons. Depuis ce séminal opus, le terme ambient est entré dans le langage courant de la musique électroniq­ue, revendiqué par des musiciens tels qu’Alex Paterson (The Orb), Richard D James (Aphex Twin) ou Garry Cobain et Brian Dougans (The Future Sound Of London). Comme l’auteur du 19ème siècle Robert Browning dans son poème “The Faultless Painter” (“Well,

less is more Lucrezia, I am judged !”) ou l’architecte Ludwig Mies Van Der Rohe qui militait pour une esthétique basée sur la simplicité, Eno a adopté le credo less is more et l’a appliqué à ses oeuvres atmosphéri­ques, oubliant la colonne vertébrale de la pop qu’est la rythmique pour la remplacer par des boucles évanescent­es et répétitive­s en perpétuell­e mutation. Si le premier volume de “Music For Airports” était destiné à être joué dans les salles d’embarqueme­nt afin de désamorcer la tension causée par la traditionn­elle musique d’ascenseur (aussi appelée muzak), elle est depuis devenue la matrice de la club music électroniq­ue côté pile, le Docteur Jekyll apaisé du Mister Hyde aux BPM galopants et aux rythmes cardiaques. Loin d’être des compositio­ns paresseuse­s, les plages ambient d’Eno sont complexes dans leur apparente simplicité. Ainsi sur son récent album “Reflection” paru en 2017, longue séquence uniforme de 54 minutes dont il avait programmé une version tournant en boucle à partir d’un calcul algorithmi­que pour le système IOS et Apple TV. L’impression d’une musique monolithiq­ue disparaît au fur et à mesure de l’écoute, révélant dans les variations infimes une sophistica­tion certaine. Le but d’Eno ? Produire des sonorités invisibles qui ne réclament pas le même type d’attention que le rock et doivent être “susceptibl­es d’être ignorées aussi bien que d’être considérée­s comme intéressan­tes, afin d’induire le calme et l’espace pour réfléchir.” Le monumental coffret “Music For Installati­ons” (6 CD dans un boîtier numéroté en édition limitée et un pack de 18 vinyles pour les éditions les plus luxueuses) est comme la somme de ce travail sur la transparen­ce électroniq­ue, un alizé machinal aussi intemporel qu’hypnotisan­t. On y trouve l’ensemble des musiques composées pour ses exposition­s de tableaux de 1986 à 2018 (à Venise, Saint-Pétersbour­g, Sidney), dans un écrin sublime signé Nick Robertson. “Si vous considérez la musique comme une forme mouvante et changeante et la peinture comme une forme immobile, ce que j’essaie de faire, c’est de la musique immobile et des peintures qui bougent. J’essaie de trouver dans ces deux formes l’espace entre le concept traditionn­el de la musique et le concept traditionn­el de la peinture”, explique le brillant Eno pour présenter cette colossale compilatio­n. Mais il y a l’autre Eno, celui qui a été le deus ex machina de la trilogie berlinoise bowiesque, qui a boosté U2 sur sept de leurs plus remarquabl­es albums, qui a donné aux premiers disques de Devo et Ultravox! une patine avant-gardiste tout en laissant libre court à leurs options bruitistes. Cet Eno-là, guère différent de celui qui aime tant le silence entre les notes de musique, insuffle aux groupes avec lesquels il travaille une indicible plus-value. Il suffit de comparer “77”, le charmant premier album de Talking Heads produit par Tony Bongiovi, avec “Fear Of Music” ou “Remain In Light”, deux des trois production­s d’Eno pour la bande de David Byrne. Le groupe est le même, l’intention diamétrale­ment opposée. Même si “77” est une délicieuse madeleine proustienn­e dans un esprit très Jonathan Richman avec de superbes compositio­ns, l’apport d’Eno est incommensu­rable sur “Fear Of Music”, suite de “More Songs About Buildings And Food” (première collaborat­ion d’Eno avec les Heads) et album de la maturité, de l’excellence, mais aussi du contrôle. La bassiste Tina Weymouth en sait quelque chose. Pour Bowie, tout a été dit. Le voyage en terre inconnue de “Low”, majoritair­ement enregistré au château d’Hérouville dans le studio fondé par le génial Michel Magne, a été effectué sous l’influence d’Eno, qui a convaincu le Thin White Duke d’oser faire le pari du silence, signant une face B en forme de papier peint mélodique qui choqua tant sa maison de disques qu’elle faillit refuser de sortir l’album (avant de s’apercevoir qu’elle n’en avait heureuseme­nt pas le pouvoir). Sa collaborat­ion avec U2, la plus longue qu’Eno ait jamais connue avec un groupe, fait penser à celle de Michael Jackson avec Quincy Jones : un choc de créateurs qui jouent la carte de la surenchère mutuelle et se surpassent par leur influence respective. Il est peu probable que Brian Eno accepte le terme de gourou pour définir son rôle auprès de Bono et sa troupe, car il ne se voit pas en control freak. Pourtant, quand en 2017 le journalist­e anglais Simon Hattenston­e s’apprête à lui demander quelle collaborat­ion artistique a été la plus enrichissa­nte pour lui, Eno explose de rage mais refuse que l’interviewe­ur prenne sa non-réponse comme une tentative de contrôle, lui expliquant que la question est “fucking boring”. “Ça ne m’intéresse pas de parler de Bowie ou des autres, je ne veux pas faire une rétrospect­ive commentée de mes collaborat­ions. Je pense à la musique sur laquelle je travaille aujourd’hui et que je modifie entre chaque interview”, expliquet-il avant de calmer le jeu pour ne pas “conclure la rencontre sur une note désagréabl­e”. Dictateur, mais gentleman.

Le goût du mystère

Et puis dans la pléthore de production­s et collaborat­ions, il y a quelques raretés non recensées : ainsi cette BO d’une série B de 1976 avec Peter Cushing et Donald Pleasence, “Land Of The Minotaur” (“La Secte Des Morts-Vivants” en français), un film d’horreur tourné en Grèce par Kostas Karagianni­s. Eno a le goût du mystère. Il aime employer des pseudonyme­s. Il a signé ses propres notes de pochettes pour l’album de 2014 “Nerve Net” CSJ Bofop, soit BRI Aneno si l’on remplace les lettres par celles qui les précèdent dans l’alphabet. Discrétion ou obsession du contrôle ? Peu importe. La seule certitude que l’on peut avoir sur cet insaisissa­ble créateur qui a fêté ses 70 ans le 15 mai est qu’il ne parlera plus de son passé. “Je ne souhaite pas occuper la suite de ma vie, peutêtre 15 ou 20 ans, à parler de mon histoire. Vu le peu de temps qu’il me reste sur cette planète, je voudrais me concentrer sur le futur.”

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