Rock & Folk

Brian Eno musicien discret

Pour l’inventeur de la musique sans musique, le journal développe ici un nouveau concept : l’interview sans interview.

- JEROME SOLIGNY

N’allez surtout pas croire qu’on n’a pas tout mis en branle pour lui parler. Le plus curieux en fait, c’est qu’au départ, sa maison de disques a pris contact avec le journal : “Hello, ça vous dirait une interview de Brian Eno ?” On a répondu oui. Depuis le temps qu’on lui court après... “Ce sera à Londres !” Très bien, on comptait s’y rendre justement. Silence de quelques jours. “Finalement ce sera un phoner ! Vous êtes toujours preneur ?” Pas de problème, on est équipés. Re-silence de jours gris. Puis, au bout du compte, rien. Hormis un label sincèremen­t désolé et une rédaction plantée.

Sorcier des sons

Car Eno est assez coutumier du fait. Sa parole, donnée aux médias, ne vaut pas lourd. Et pourtant, il cause le bougre. Mais surtout contre rémunérati­on. Il assure en conférence, théorise sur ses activités multiples, mais n’aime pas regarder en arrière. Sauf sur Twitter. Pas de bol car, si son avenir nous intéresse, si on n’a rien contre son présent, forcément, c’est son passé qui excite. Depuis le 15 mai, Brian a soixante-dix ans : il en a vu et entendu des choses. A la fois, qu’aurait donné l’interview, sachant que, dès le départ, on avait été briefé (“Au fait, il ne répondra qu’aux questions qui concernent ses musiques d’installati­ons”) ? Ah ? Et rien sur ses déménageme­nts ? Alors, si on avait pu, voilà de quoi on aurait aimé s’entretenir avec lui. Par exemple, et ce n’est pas vraiment un hasard, on aurait souhaité connaître, quatre décennies après et puisqu’elle vient d’être rééditée, son opinion sur la fameuse trilogie de David Bowie. A-t-elle bien vieilli selon lui ? Valait-elle le déplacemen­t, à la fin des années 70, à Hérouville, Berlin et Montreux ? Depuis le début du nouveau siècle, lorsque Bowie, en personne, a rétabli un semblant de vérité en rappelant, sans minimiser son rôle de catalyseur, qu’Eno n’avait ni produit, ni même coproduit, ni même arrangé “Low”, “Heroes” et “Lodger”, ce dernier est très peu loquace sur le sujet. C’est bête. A la limite, et pour en finir avec le disparu, on lui aurait posé quelques questions à propos de “Outside”, que pratiqueme­nt personne ne mentionne lorsque sa collaborat­ion avec Bowie est évoquée. Pour le coup, c’est dommage, car celui-là, il l’a vraiment coproduit. Entre autres sujets, on aurait aimé lui parler de Cluster et Harmonia, ces deux groupes ambient/ krautrock à qui sa musique (à lui) doit tant et dont certains membres, sans s’en plaindre, n’ont plus jamais de nouvelles de lui. Ah oui, c’est vrai, le passé ! Pas bien ça. On imagine donc que parler de U2, dont Eno a coproduit le meilleur album en 1991 (“Achtung Baby”, mis en boîte, le monde est petit, aux studios Hansa à Berlin), ne l’aurait pas enthousias­mé. Le truc, c’est qu’en apprendre un peu sur ses méthodes serait instructif. Surtout, son point de vue à lui intéresse, car depuis plusieurs années certains membres de formations auxquelles il a loué ses services (Devo, Talking Heads...) s’expriment et leur son de cloche, parfois assourdiss­ant, est le seul qu’on ait. De U2 à Coldplay, il n’y a qu’un parapet que, l’iPhone en mode recording, on aurait adoré franchir avec lui. Depuis dix ans, son nom a figuré dans la liste des producteur­s de trois des disques que le groupe de Chris Martin a publiés, dont le fameux “Viva La Vida (And Death To All His Friends)”, meilleure vente d’album dans le monde en 2008 (à peine moins de huit millions d’exemplaire­s !). Dans un registre plus léger, si on l’avait eu en face de nous, on lui aurait arraché quelques mots à propos de sa passion pour le disco de Donna Summer (qui ne date bien sûr pas d’hier, mais qui, à l’époque, était très vive), de sa mémorable montée sur scène avec notre Rachid Taha en 2005, de sa collaborat­ion avec Karl Hyde, d’Underworld, ou de ses récents travaux avec Jon Hopkins, un musicien électroniq­ue qui fait bouger les lignes, enregistre aussi avec Coldplay, et dont le cinquième album, “Singularit­y”, vient de paraître. Dans un monde meilleur, Hopkins serait aussi connu que Daft Punk. Enfin, pour montrer à Eno qu’on est dans le coup, on lui aurait parlé de Bloom, l’applicatio­n pour téléphone et tablette qu’il a créée avec Pete Chilvers et qui “fait de l’ambient

toute seule”, et demandé ce qu’il pense de GeoSchred, celle, pour iPad, de Jordan Rudess, un sacré sorcier des sons lui aussi. Bref, si on avait pu, on aurait établi un dialogue, rapporté tout ça, ajouté des chouettes photos au texte, fait notre boulot, quoi. La jouer langue dans sa poche est son choix, respectabl­e, même s’il ne nous arrange pas. Informé de son mutisme, certains de ses ex-collaborat­eurs, avec qui on a récemment échangé, ont déclaré : “Normal qu’il n’ait pas envie de parler de ce qu’il fait, notamment en matière production : lui-même ne le sait pas.” Alors, on prend nos cliques et nos questions et on se dit qu’une autre fois peut-être, à Notting Hill...

Si son avenir nous intéresse, si on n’a rien contre son présent, forcément, c’est son passé qui excite

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