Rock & Folk

Lou Reed

“GROWING UP IN PUBLIC”

- PAR BENOIT SABATIER Arista

Ignorés ou injuriés à leur sortie, certains albums méritent une bonne réhabilita­tion. Méconnus au bataillon ? Place à la défense. “L’alcool tue des cellules”

Il faut attendre la fin des années 80 pour que Lou Reed soit universell­ement acclamé, célébré comme un génie. Auparavant, il s’en est souvent pris plein la tronche. Trois de ses albums ont vraiment fait l’unanimité : “Coney Island Baby”, “The Blue Mask” et “New York”. Les autres ont tous divisé. “Transforme­r” et “Berlin”, aujourd’hui reconnus comme des sommets, ont essuyé une volée de bois vert. On accuse l’opportunis­te de se rattraper aux branches du glam-rock, le NME écrivant alors au sujet de “Transforme­r” : “Il y a des chansons astucieuse­s, des insignifia­ntes, des plates, des joyeuses, des tristes, mais aucune ne casse vraiment la baraque.” Dans le New Yorker : “Des paroles faibles, faussement décadentes, un chant faible, faussement on-ne-saittrop-quoi, et un groupe aussi franchemen­t faible.” Nick Tosches, de Rolling Stone : “‘Transforme­r’, c’est de la camelote pédé à prétention artistique.” Lester Bangs,

dans Creem, parle de “reniement”, de “merdier” et “mauvaise blague colossale”. Ça ne donne pas trop envie d’écouter cet album. Le traitement réservé à “Berlin” n’est pas franchemen­t meilleur, Robert Christgau, dans Creem, synthétisa­nt l’avis général : “Si un quelconque trou-du-cul avant-garde crachait quelque chose du même genre, tout le monde serait trop fatigué pour

lui vomir dessus.” A partir de “The Blue Mask” (1982), Lou Reed se respectabi­lise, et depuis “New York” (1989), tout le monde se met à louer sa grandeur — alors que c’est le moment où, se prenant au jeu de l’Auguste Artiste, il commence à sécher. Il est mort en héros rock, intouchabl­e. Reste quand même dans sa discograph­ie des albums qui provoquent toujours l’épouvante. Parmi eux, trois disques comptent parmi ses meilleurs — largement au-dessus de certains sacralisés. Il y a “Rock And Roll Heart” (1976), qui choque tous ceux qui voient en Lou Reed le prophète du malsain, le guitariste décadent, le junkie en couple avec un transsexue­l : pour ce disque, l’ex-Velvet Undergroun­d a choisi d’être badin, simple, espiègle, et ce n’est pas acceptable. L’argument se tient, sauf que les chansons sont excellente­s — “You Wear It So Well”, “Follow The Leader”, “Rock And Roll Heart”, “Temporary Thing”, “Ladies Pay”... Plus épineux, le cas de “The Bells” (1979). Lester Bangs fut l’un des rares à aimer cet album, parlant de “la seule authentiqu­e fusion de jazz rock réussie depuis ‘On The Corner’ de Miles Davis”. C’est bien là le problème, pointé par les zélateurs du rocker : c’est quoi cette connerie de jazz ? On entend la trompette de Don Cherry tout au long du disque ! Lou le félon clame qu’il aime le disco et le voilà signant un morceau intitulé “Disco Mystic” ! L’album n’est pourtant ni jazz ni disco : c’est du rock feutré, nocturne (au son : l’ingénieur de Can), à la fois tordu et accueillan­t, élégant et crépuscula­ire. Ce qui est finalement le plus étrange, c’est que cet album, avec des miracles comme “The Bells” et “City Lights”, ne soit pas considéré comme un prolongeme­nt, certes relax et invertébré, mais néanmoins chérissabl­e, de “Berlin”. Pour la première fois dans sa carrière, avec “The Bells”, Lou Reed n’entra pas dans le Top 100 du Billboard. Pareil pour “Growing Up In Public” (1980). Là, entouré de musiciens fusion, personne ne pige ce que cherche l’auteur de “I Can’t Stand It” — non, personne n’a pu le supporter. La chansontit­re dit : “Grandir en public/ Le pantalon

baissé”. Il a prévenu “les drogués” : je ne veux pas de vous à mes concerts. Car Lou Reed a stoppé la dope, compensant avec la bibine. Il en fait l’apologie dans “The Power Of Positive Drinking”, chantant, manifestem­ent beurré : “Il paraît que l’alcool tue des cellules du cerveau/ Mais sortir de son lit aussi.” Une moitié de l’album, honorable, ne décolle pas, mais l’autre s’avère fabuleuse, avec “So Alone”, “Smiles”, “Standing On Ceremony”, “Think It Over” et “Love Is Here To Stay”. On y entend un Lou Reed complèteme­nt à côté de ses pompes, très différent aussi, touchant. Il est célébré comme le parrain du punk, une figure guitaristi­que ? Alors il s’en va loucher du côté de Supertramp, son groupe ringard abusant de claviers. On le vénère pour “Heroin” ? Le voilà en train de chanter la famille et les enfants (recommanda­nt de “leur enseigner les couchers de soleil”). Il a quitté Rachel, son amour travesti, s’est marié avec une femme. Et il picole, plus très sûr de qui il est vraiment. A quoi peut ressembler, à l’arrivée, “Growing Up In Public” ? Un disque de Tom Waits enregistré par Paul Williams ? Le Velvet Undergroun­d revu par Billy Joel ? Randy Newman produit par Roxy Music ? Ça ressemble surtout à du Reed en roue libre, un Lou finalement bien plus passionnan­t que celui s’autoparodi­ant en poète rock. “Je m’en étais tenu à la surface des choses, déclare-t-il alors à Creem, entre deux levages de coude, je veux maintenant créer pour le rock’n’roll quelque chose d’équivalent aux ‘Frères Karamazov’.” Pas loin. “Growing Up In Public”, c’est plutôt les frères Smirnoff — aussi grisant qu’une tournée des bars. ★

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France