“The Marble Index” Nico
Première parution : novembre 1968
On ne juge pas un livre à sa couverture. Et un album ? Chaque mois, notre spécialiste retrace l’histoire visuelle d’un disque, célèbre ou non.
“Jene sais pas si je le classerais comme opprimant ou déprimant, mais je sais que ‘The Marble Index’ me fout
une trouille bleue” — Lester Bangs. Poupée de chiffon à l’origine, Nico n’a cessé de se métamorphoser jusqu’à trouver son point de fuite artistique. De Cologne à Ibiza, elle s’est réinventée à chaque station de sa vie. Mannequin, actrice, muse, chanteuse... Nico s’est d’abord cherchée dans un dédale de possibles pour rencontrer sa voie dans la création musicale. Après avoir été filmée sous toutes les coutures par Andy Warhol — notamment dans “Chelsea Girls” — Nico se veut autre qu’une poupée de salon. En intégrant le Velvet Underground grâce à Paul Morrissey, elle a voix au chapitre un court instant. Mais, chassée du Velvet Underground après avoir magnétisé, puis excédé Lou Reed, Nico décide de poursuivre son aventure musicale en solitaire. De “Chelsea Girl”, son premier opus sorti en octobre 1967, Nico retient que les bonnes compositions offertes ne suffisent pas à faire un album la reflétant, car elles sont l’oeuvre du regard de ses soupirants. Du reste, la pochette jusqu’au titre renvoie un peu trop à l’image warholienne dans laquelle tous l’enferment. Alors, pour devenir la poupée de son propre son, Nico — sur l’injonction de Jim Morrison avec qui elle a voyagé dans la vallée de la Mort — puise dans son essence germanique pour construire son univers. Elle s’installe chez Viva, autre superstar de la Factory, et pratique, jour et nuit, à la lueur des candélabres, l’harmonium, l’instrument qu’elle s’est choisi pour composer et s’accompagner. Ainsi naît “The Marble Index” que Cale supervisera, voire produira ; première page de cette descente au centre de soi. Guy Webster, le photographe de la pochette, appartient à cette longue liste d’hommes qui, au contact de Nico, crurent qu’ils créaient quelque chose, qu’ils étaient en train de la modeler, tel Pygmalion et sa statue Galatée. Or, tout comme Warhol, Garrel ou Cale, qui ne furent jamais aussi bons que lorsqu’ils eurent à s’occuper de Nico, ou plus exactement à la servir, Webster livre de Nico ce qu’elle a choisi et décidé de nous laisser voir. Lors de ses premières apparitions, Nico était cette déesse blonde dont la vue procurait plaisir, voire désir. Cette image, qui restera profondément ancrée dans l’imaginaire collectif et qui illustre le dos de la pochette, photo prise par Webster également, Nico la transforme, se transforme. La première de ses révoltes est de ne plus être cette femme fatale qui n’est que le miroir des autres. Aussi, Nico amorce une longue transformation pour devenir une beauté différente, une beauté démolie, comme en témoignent ses lèvres abimées par les amphétamines. Lester Bangs dit de John Cale qu’il “a bâti une cathédrale pour une femme en enfer”. L’image est magnifique et renvoie pertinemment à “Une Saison En Enfer” de Rimbaud : “Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les coeurs, où tous les vins coulaient. Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. — Et je l’ai trouvée amère. — Et je l’ai injuriée.” Progressivement, Nico va martyriser sa beauté. Ici, son teint livide dont le sang semble s’être retiré est aux antipodes des mines enthousiastes qui ornent les pochettes colorées de cette époque. Cette beauté en démolition est au coeur de l’oeuvre de Nico, une destruction autrement plus subversive que celle de Lou Reed qui “incarne une idée du négatif que la plupart des gens peuvent comprendre ou même trouver drôle” comme l’écrit Lester Bangs. Sa peau marmoréenne renvoie au titre de l’album de l’album. L’index de marbre est celui de la statue d’Isaac Newton de la chapelle du Trinity College de Cambridge et celui cité dans “The Prelude”, le long poème de William Wordsworth, grande inspiration de la chanteuse. Mais, elle renvoie aussi au lieu où se tient Nico. Un lieu inaccessible pour nous mortels, un lieu de glace auquel la chanson “Frozen Warning” fait référence, à l’image du dernier cercle de l’Enfer décrit par Dante : une zone couverte des eaux gelées du Cocyte. Si Nico, poupée de marbre plus que de cire, nous fixe profondément d’un regard étrangement vide, c’est que sa présence est une absence. Une absence à la vie dont la voix grave, même au-delà du grave et de la tombe, filtre du jardin des morts. Cette mythologie féminine qu’elle installe devant nos yeux n’existe pas encore dans le rock. Elle fascine parce qu’elle raconte tout ce qui est obscur dans l’existence et auquel nous n’avons pas accès. Comme Lou Reed, John Cale tentera de s’approcher de ce lieu en produisant une pâle imitation de cette pochette sur “Fear”. Mais, l’un comme l’autre resteront à la périphérie de ce tragique. Cette pochette comme son travail poétique échappent à une appréhension immédiate et suscitent l’évitement, voire le malaise, car ce qui est en jeu, ce sont le sommeil éternel, la mort et l’absence, qui ne peuvent être accueillis sans disparaître avec eux. “Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre (...) Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris” écrit Baudelaire. Avec “The Marble Index”, Nico donne à voir exactement ce que sera son destin.