Rock & Folk

KANSAS JOE

Wilbur McCOY 1905(Mississipp­i)-1950 (Illinois)

- PAR CHRISTIAN CASONI

Wilbur règne dans les coulisses des années 30, charnière décisive, grouillant­e de génies, qu’on oubliera dans les premiers rugissemen­ts de la guerre. Ceux-là avaient paré, pour les marchés du Nord, le blues des joints cotonniers, lui avaient enlevé du drame, de la profondeur, l’avaient débité en pièces commercial­es, vives et triviales. Wilbur s’ébroue à Jackson, dans ce vaudeville champêtre comme en faisaient les Mississipp­i Sheiks. Il fréquente déjà Lizzie Douglas, qu’on appellera Memphis Minnie dans quelques années. Le couple se fixe à Memphis, puis Chicago en 1930, et dure jusqu’en 1934. Columbia leur ouvre les studios en 1929, puis ils triomphent chez Vocalion, dans ce blues périurbain qu’ils ont largement inspiré, encore un peu rural, déjà métropolit­ain. Leurs guitares s’épousent mieux qu’eux-mêmes ne le font, leurs chants prédisent déjà l’issue du mariage, lui nonchalant, effacé ; elle, tonique, toujours sur l’avantage (“I Call You This Morning”). Les voilà divorcés. Wilbur, son petit frère Charlie (un mandolinis­te qui mériterait aussi son balancemen­t d’encensoir) et le trompettis­te néo-orléanais Herb Morand, montent les Harlem Hamfats, un band à sept têtes, sur une suggestion de Mayo Williams. Le ci-devant directeur artistique de Decca voulait un orchestre maison pour accompagne­r les cadors du label, Johnnie Temple ou Frankie Jaxon l’ambigu. Harlem Hamfats... qui ont autant à voir avec Harlem que Joe avec le Kansas. Entre 1936 et 1939, les Hamfats font bouillir un mélange surprenant de dixieland, swing, blues, et livrent le Jelly Roll Morton d’hier au Louis Jordan de demain. C’est déjà du R&B voire du rock’n’roll (“What You Gonna Do ?”, 1936). Les frères Capone aimaient le jazz, on a dit que les Hamfats jouaient dans les raouts de la haute pègre. Les greffiers qui se sont attaqués à la discograph­ie de Wilbur en posent des totaux cacophoniq­ues. Un moyen terme donnerait quelque 80 faces avec Minnie, autant de titres avec les Hamfats, plus encore en sa qualité de sideman, et quelques incartades gravées avec Charlie, quand son cadet vient le rejoindre à Chicago en 1934, notamment “Baltimore Blues”, une ébauche de “Sweet Home Chicago”. Pendant les années de guerre, Wilbur revient aux grivoiseri­es hillbillie­s de ses débuts sous le nom de Big Joe, figurant dans des combos à washboard, toujours avec Charlie et avec un autre McCoy, son cousin Robert Lee alias Robert Nighthawk. Mais à ce moment-là, Wilbur ne compte plus beaucoup dans les clubs de Chicago. Johnny Shines et Jimmy Rogers, des familiers de Minnie qui venaient prendre la relève, ne l’y ont pas croisé une seule fois. Pourtant, son empreinte sur le blues déborde largement ce champ de 250 à 300 sillons. Wilbur était vraiment l’ombre industrieu­se des années 30, chanteur, guitariste, auteur, compositeu­r, accompagna­teur, producteur pour Decca, arrangeur... Il s’est escamoté dans un brouhaha de pseudos, pour pouvoir sans doute parjurer une signature au bas d’un contrat. Il signera Kansas Joe jusqu’en 1935, puis ce sera Hamfoot Ham, Hillbilly Plowboy, Mud Dauber Joe ou Hallelujah Joe. Ce surnom-là, il l’a brièvement porté quand la fantaisie l’a pris d’enregistre­r quelques sermons. On s’est interrogé sur la sincérité de cette conversion. Broonzy prétendit qu’après ses adieux au music-hall en 1945, à la mort de Charlie, Wilbur devint prédicateu­r. Mais Broonzy n’en était pas à sa première private joke et, en fait de private joke, les Hamfats gravèrent en 1937 un clin d’oeil intitulé : “Hallelujah Joe Ain’t Preachin’ No More”. Wilbur additionna les succès, toujours à la remorque de quelqu’un, de Minnie chez Columbia et Vocalion : “Bumble Bee Blues” ou “When The Levee Breaks” (enregistré­e ensuite par quelques stars du meilleur aloi, Led Zeppelin ou Bob Dylan), d’Herb Morand et des Hamfats chez Decca : “What You Gonna Do ?” ou “Oh Red”, reprise maintes fois dans tous les styles, Blind Boy Fuller, Count Basie, Howlin’ Wolf... Quant à “The Weed Smoker’s Dream”, elle eut un avatar encore plus brillant sous le titre “Why Don’t You Do Right ?”. Wilbur l’avait retoquée pour Lil Green, qui en fit un énorme tube racial en 1941 et Peggy Lee, une scie nationale (c’est la chanson de Jessica Rabbit dans le film de Zemeckis). Peggy Lee et Irvin Berlin cassèrent la baraque au Chicago Theatre avec ce tube, qui bourra le tiroir-caisse de Bluebird. Wilbur n’eut que la satisfacti­on de savoir qu’il avait écrit une tuerie. La dernière partie de sa carrière, à la remorque de Charlie chez Bluebird, est moins exposée, et doit beaucoup à la fantastiqu­e mandoline de son petit frère : “It Ain’t No Lie”, “Bessie Lee Blues”, “Come Over And See Me”. En 1950, il n’y eut pas vingt personnes pour venir le voir plonger dans la glaise. Broonzy était là mais pas Minnie, pas Mayo ni Johnnie Temple, pas un Hamfat ni aucun ami d’avant. Sa tombe resta sauvage pendant 61 ans. Une pierre fut enfin livrée en 2011, après un concert de charité organisé pour Wilbur et Charlie.

Newspapers in French

Newspapers from France