Rock & Folk

SERGE LOUPIEN

Capable d’écrire sur le free jazz, Johnny Hallyday ou le rugby, l’ancien critique de Libération publie une somme sur le rock undergroun­d français.

- Christophe Ernault

“Ça faisait beaucoup chier mes parents”

Compagnon de route des grandes années Libé, autant fan de jazz velu que de country crasse, ne rechignant pas à brosser le portrait de Jean-Philippe Smet si nécessaire, Serge Loupien demeure l’une des références absolues du journalism­e musical en France, éclectique et éclairé. Profitant de la sortie de son dernier ouvrage, le passionnan­t “La France Undergroun­d, 1965/ 1979, Free Jazz Et Rock Pop, Le Temps Des Utopies” paru chez Rivages Rouge, il reçoit dans son QG de repli banlieusar­d, où les vinyles sont classés par genre. Ce qui n’est, évidemment, pas pour déplaire à cette rubrique.

La déconstruc­tion

ROCK&FOLK : Premier disque acheté ? Serge Loupien : Il y en a deux... Des EP quatre titres. Vince Taylor Et Ses Play-Boys, “Shaking All Over” et un Elvis Presley où il y avait “Little Sister” et “His Latest Flame”, deux compositio­ns signées Doc Pomus/ Mort Shuman, et aussi “I Gotta Know” et “Are You Lonesome Tonight ?”. C’étaient les deux faces du rock. Vince Taylor, assez sauvage, son côté cuir, chaînes, médaillon et tout le bordel... On le voyait à la télé, c’était saisissant. Ça faisait beaucoup chier mes parents, ce qui me plaisait encore plus. R&F : Vous avez quel âge, là ? Serge Loupien : C’est 1961, j’ai 14 ans. R&F : Et Elvis Presley ? Serge Loupien : On n’avait pas connu l’apparition d’Elvis aux EtatsUnis ici, par contre, il y avait des camps de soldats américains dans la région, notamment le camp des Loges qui était dans la forêt de Saint- Germain-en-Laye, où il y avait moyen de récupérer des disques. J’avais des potes à l’école qu’avaient des frères un peu plus âgés qui réussissai­ent à choper les premiers Elvis. Mais bon, mes parents aimaient bien le Presley qui chantait la “Paloma”, genre barcarolle. Même les trucs les plus merdiques, il les chantait incroyable­ment... R&F : Arrive la British Invasion, alors, question rituelle : Beatles ou Stones ? Serge Loupien : Compliqué... Je plaçais les Kinks loin devant, ça me parlait beaucoup plus... Tous les premiers 45 tours : “You Really Got Me”, “See My Friends”, j’adorais “See My Friends”, “Dead End Street”... Les Beatles, il y avait tout ce bordel hystérique autour, j’adhérais pas du tout... Et puis je n’arrivais pas à savoir qui chantait ! A l’époque, on avait du mal à distinguer leurs voix. Alors que les Kinks c’était Ray Davies, hein ? (rires) Et puis c’était un peu social quoi... R&F : Mais quand les Beatles commencent à flirter avec la contre-culture, ça vous intéresse ? Serge Loupien : “Revolver” évidemment, “She Said She Said”, ça part dans tous les sens... “Sgt Pepper” c’est une claque aussi. Mais à la même époque, moi, je découvre le premier Mothers Of Invention, “Freak Out!”... R&F : Comment tombez-vous dessus ? Serge Loupien : J’étais au cinéma Le Ranelagh et, à l’entracte le projection­niste a balancé ça... Je suis monté voir ce que c’était... Je me disais : “C’est quoi ce truc là ?” Je suis immédiatem­ent allé l’acheter chez Radio Pygmalion à Châtelet, la boutique où l’on trouvait les disques les moins chers à l’époque. Et je me souviens que c’était la version simple de “Freak Out!”. C’est après que je me suis rendu compte que c’était un double.

R&F : Qu’est-ce qui vous intéresse chez Zappa ? Serge Loupien : La déconstruc­tion. Tu ne sais jamais à quoi t’attendre. Il y a une impression de liberté que tu ne ressens pas ailleurs... Ça me faisait penser au free jazz, parce qu’entre-temps, j’avais découvert Albert Ayler à Pleyel où il y avait eu une bagarre dans la salle tellement les gens gueulaient. D’un coup, je me rendais compte qu’on pouvait créer autre chose, que la musique n’était pas finie, que ce n’était pas que des chansons avec la même structure... R&F : Comment vous retrouvez-vous à aller voir Albert Ayler ?

Serge Loupien : Je m’intéressai­s déjà un peu au jazz. Quand j’allais voir des trucs à la con à l’Olympia genre Adamo ou Hugues Aufray, il y avait toujours en première partie des groupes de jazz : les Haricots Rouges, le Dutch Swing College Band, genre dixieland... Il y avait quelque chose dans cette musique. Un jour, j’achète des places pour un festival à Pleyel où il y avait Sonny Rollins notamment et plein d’autres trucs dont cet Albert Ayler que je n’allais pas voir à la base. Honnêtemen­t, je ne savais pas si j’aimais ça, mais ça m’interpella­it. J’avais aussi un côté snob, parce que ça ne plaisait pas à tout le monde... R&F : Vous écrivez déjà sur la musique ? Serge Loupien : Pas du tout, j’étais employé de banque ! J’avais fait l’Ecole normale mais je m’étais fait virer donc après, à l’époque, fallait rembourser ! Mais un jour, vers 1974, je suis allé à un festival de free jazz en Suisse, perché dans la montagne. Je n’avais pas de pognon. Ma compagne de l’époque me dit de demander aux revues de jazz, de voir si ils veulent pas que je fasse un compte-rendu. Jazz Hot accepte. Après, j’ai frappé à la porte de Jazz Magazine où je suis pris. R&F : Quand rentrez-vous à Libération ? Serge Loupien : A peu près à la même période... Entre-temps j’étais allé à la fac de Vincennes, j’avais arrêté les boulots à la con. J’y ai fait de la musicologi­e ce qui m’a permis de me retrouver maître-assistant en musique dans des collèges difficiles. C’est Philippe Conrath qui bossait à Libé, au jazz, qui m’a contacté. Je suis rentré comme pigiste, puis on m’a engagé. A cette époque, à Libé, celui des débuts, rue de Lorraine, tout le monde gagnait pareil du balayeur à Serge July : c’était 2000 balles pour tout le monde. R&F : Souvenir d’un des premiers disques chroniqués ? Serge Loupien : Un Adriano Celentano au nom imprononça­ble... (il cherche dans ses vinyles) Voilà ! “Prisencoli­nensinainc­iusol” ! J’adorais ça. Mais j’étais plutôt jazz. R&F : Vous êtes aussi fan de country, quel est le rapport au juste ? Serge Loupien : Chet Baker adorait la country... Charlie Haden a commencé à jouer dans un groupe de country. Mais bon, la country c’est très divers. Il peut y avoir le côté gros con, Nashville... Mais tous les mecs du Texas, par exemple, c’est plus intéressan­t. J’ai vraiment accroché avec Kris Kristoffer­son, un songwriter extraordin­aire, supérieur à Bob Dylan selon moi. “Sunday Morning Coming Down”, “Help Me Make It Through The Night”... La précision des textes... Lui, c’est un vrai littéraire, il a fait Oxford... Et puis je l’ai rencontré à plusieurs reprises, c’est un mec super. Manquerait plus que ça...

R&F : Au début des années 80, vous suivez Johnny Hallyday en tournée et vous en tirez un livre fantastiqu­e, “La Dernière Idole”... Comment ça s’est passé ?

Serge Loupien : Par l’intermédia­ire de Gilles Paquet qui était son attaché de presse de l’époque. Au début, il nous avait proposé à Bayon et à moi une interview d’Eddy Mitchell, ce qui était encore acceptable pour le Libé de l’époque. Ça s’était bien passé, alors il nous a proposé Hallyday, ce qui était beaucoup moins Libé. Mais ça s’est super bien passé aussi. Moi j’ai accroché avec lui parce qu’on a parlé de Daniel Cauchy (un comédien des années 60)... Bon, parfois tu ne sais pas pourquoi ça accroche avec des gens, là c’était ça ! (rires) Il préparait à l’époque son spectacle “Mad Max”, qui n’était pas le meilleur il faut bien le dire ! Alors j’ai fait fly on the wall pendant la tournée. J’avais accès à tout. Je suis même allé à Nashville avec lui quand il enregistra­it son album revival... On a passé énormément de temps ensemble. Il m’a raconté plein de trucs. Après, son entourage est repassé derrière, il y a eu des grincement­s... Lui il s’en foutait.

“Je plaçais les Kinks loin devant, ça me parlait beaucoup plus”

R&F : Mais vous aimiez sa musique ? Serge Loupien :

Non, mais “Les Rocks Les Plus Terribles” dépotait sérieux avec Joey & The Showmen, un groupe fantastiqu­e. Et Johnny n’y vocifère pas encore...

R&F : D’ailleurs, dans votre dernier ouvrage vous estimez que “T’Aimer Follement” est le premier disque de rock français... Serge Loupien :

Oui, Boris Vian et Salvador c’est parodique. Il y a Danyel Gérard, Gabriel Dalar aussi mais bon, Johnny c’est le premier qui a l’étiquette. “T’Aimer Follement”, ça correspond à sa première apparition à la télé : c’est la claque. T’aimes ou t’aimes pas. Le mec, il a à peine 16 ans... Mais tu te dis : il y a peut-être moyen de faire autre chose que Tino Rossi”...

R&F : On voit aussi dans votre livre l’importance des jazzmen dans l’éclosion du rock en France, avec l’exemple du “Twist A Saint-Tropez” des Chats Sauvages... Serge Loupien :

Là, c’est carrément Martial Solal et Guy Laffite qui ont composé la chanson... Martial Solal, quoi ! (rires) C’est-à-dire que les groupes de guitare ne savaient pas jouer. Ça allait sur scène parce que tout le monde criait, mais en studio...

R&F : La génération suivante, dont vous parlez dans “La France Undergroun­d”, va essayer d’être plus autonome par rapport aux Anglo-Saxons, en n’essayant de ne pas les singer. On pense à Magma notamment.

Serge Loupien : Oui, Magma qui a obtenu un succès internatio­nal, notamment aux Etats-Unis et au Japon. En revanche, en France ça a posé problème... Il y avait une résonance particuliè­re, le langage kobaïen et cette façon de s’exprimer...

R&F : On les soupçonnai­t de cryptofasc­isme, vous voulez dire... Serge Loupien :

C’était excessif. Quoique Christian Vander ne soit pas un gauchiste... Mais le premier album de Magma est important.

R&F : Dans cette mouvance undergroun­d, il y a aussi toute cette mode des communauté­s de l’époque, dont l’équivalent musical serait Gong, non ? Serge Loupien :

Oui, des super musiciens. Daevid Allen avait crée Soft Machine quand même... C’est devenu un groupe très populaire en France, comme Magma d’ailleurs, parce qu’ils ont bénéficié du circuit des MJC qui se mettait en place à une époque où il n’y avait pas vraiment de salles dans ce pays. Les groupes yéyé ils jouaient dans les salles paroissial­es. Là, il y a un véritable circuit parallèle qui permet aux groupes de vivre.

R&F : Un album de Gong à retenir ? Serge Loupien :

“Camembert Electrique”, c’est de là que tout part.

R&F : Vous évoquez l’importance de Richard Pinhas aussi... Serge Loupien :

Au niveau de la musique électroniq­ue, c’est un pionnier... Et puis c’est un vrai gauchiste, pour le coup... Il y a ce morceau avec Gilles Deleuze qui récite du Nietzsche, “Le Voyageur”. Là, t’as vraiment l’arrivée de la littératur­e dans le rock français et puis le disque est distribué gratuiteme­nt. Tu ne peux pas aller plus loin dans la remise en cause du système.

R&F : Vous vous arrêtez en 1981, au moment où la gauche arrive au pouvoir et où toute cette scène s’évapore... Serge Loupien :

Paradoxale­ment, tout devient très classifié, faut pas que ça dépasse... La politique des Zéniths aussi ne va pas aider. Mais est-ce que c’étaient vraiment des gens de gauche qui étaient au pouvoir ? Vaste problème.

R&F : Pourquoi choisissez-vous de ne pas intégrer les punks bleu-blanc-rouge dans votre recherche ? Serge Loupien :

Il faut faire une distinctio­n entre les punks et le mouvement undergroun­d. Chez les punks, il y a, dès le début, une arrièrepen­sée commercial­e qui vient de Malcolm McLaren. Ce n’est pas la même démarche. Est-ce que Sid Vicious était en état de se rendre compte qu’il y avait un système à détruire ? Les punks utilisent le système, les autres veulent détruire le système. Je ne dis pas que les punks c’est négatif, hein ? C’est bien de dégueuler sur la reine d’Angleterre, mais bon...

“Est-ce que Sid Vicious était en état de se rendre compte qu’il y avait un système à détruire ?”

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France