Rock & Folk

BEECHWOOD

Le trio new-yorkais sort son deuxième album. L’occasion rêvée pour partir quelques jours en camionnett­e avec ces nouveaux héros glam, punk et fauchés qui honoraient ce printemps de leur première tournée européenne.

- Thomas E Florin

BEECHWOOD, GANG NEW-YORKAIS dont la simple apparence a suffi à enflammer les coeurs européens, faisait sa première tournée ce printemps. Nous avons passé quatre jours sur la route avec Gordon Lawrence (25 ans), Isa Tineo (25 ans), Sid Simons (22 ans) et Cynthia Ross, leur manageuse, entre Paris, Angers, Rouen et Roubaix afin de répondre à cette question : quel feu brûle sous autant d’attitude ?

Homme de la Renaissanc­e

Un concerto pour piano flotte dans l’air. Isa, nom du Christ dans le Coran, tient son téléphone du bout des doigts. Sur la plage arrière du van Mercedes, il fait défiler les souvenirs de sa nuit parisienne sous les yeux de Sid, coupe blonde en artichaut, angélique bassiste né sur le bord du monde, soit en Australie. Les clichés s’entrelacen­t sur l’écran : les marches de Montmartre au petit matin, la cage d’escalier d’un hôtel cossu mais caché, le sourire d’une jeune femme dont la cendre de cigarette menace de tomber sur la poitrine nue. Isa regarde, l’oeil noir mi-clos, le droit, celui qui affole la gent féminine ici et ailleurs. Sur son front est tatoué à l’encre verte “Death or glory : où les fleurs éclosent

gît l’espoir”. Plus pâle que ses compagnons malgré son sang métis, ce garçon, mi-homme, mi-chat, s’endort dans un coin de la camionnett­e, le costume trois-pièces ouvert sur son torse barré d’une panthère. La route défile dans le silence. Quelques heures plus tard, sous le tympan de la cathédrale d’Angers, quand les têtes se tourneront sur cette équipée venue d’un autre temps, que les jeunes garçons et filles courront acheter leur ticket de concert car un parfum d’action flottait dans l’air, Isa confessera se voir comme un “homme de la Renaissanc­e” de notre temps, à la fois poète, cinéaste, auteur-compositeu­r, comme les deux autres membres de ce groupe. Cet esthète caméléon est passé par tous les styles : look hip-hop (genre que son père pratiquait avant sa naissance), justaucorp­s en résille très SM, jusqu’à ces costumes italiens, mi-proxénète, mi-briseur de coeur, qu’il achète à l’Armée du Salut avant de les prêter à ses deux amis. A table, il n’avale que de la

plain food, des pâtes à rien, du riz sans accompagne­ment, des quignons de pain, lui qui a grandi dans la même rue qu’un fast food Wendy’s qu’il pourrait appeler sa mère nourricièr­e. Des burgers, des pizzas, des heures sur un skateboard sont les premières choses qu’il a partagées, à 15 ans, avec Gordon, son frère de lait. Ensemble, ils ont biberonné au punk rock de leur ville natale, à la poésie de Jim Carroll, au romantisme allemand, aux évangiles gnostiques et à Girls, groupe de Christophe­r Owens, leur songwriter préféré avec Peter Perrett. Sur scène, son chapeau saute de son crâne tant il tape dur sur sa batterie. Trop, même. La force de sa frappe montant dans un crescendo qui finira toujours par couvrir les guitares. Combat à armes inégales : Gordon Lawrence raidit son poignet droit sur sa Telecaster, accélérant un tempo qu’Isa, par des mouvements partant des biceps, fait voler en éclat. Au milieu, Sid, le Cid, dresse un pont pour que les deux se rencontren­t.

“Nous ne nous sentons pas appartenir à une scène, mais à une histoire”

Les membres de Beechwood ne jouent pas ensemble, mais les uns contre les autres, se menant une guerre où la rage et la colère des deux fondateurs rebondisse­nt aux quatre points cardinaux, au lieu d’être drainées dans la musique. Ça, c’est au début de leur set, quand ils transforme­nt l’ironie

kinksienne de “I’m Not Like Everybody Else” en un cri de souffrance, leur “Flesh Hotel” en un cloaque d’horreur, leur “I Don’t Wanna Be The One You Love” en chaos d’électricit­é. Puis, après les hurlements et les meurtres de cymbales, la lumière se rallume : le texte impeccable de “Our Love Was Worth The Heartbreak”, résonne de leurs trois voix, justes et harmonieus­es. Il est temps d’échanger les baguettes contre les médiators et Isa se retrouve frontman, retenu par le backbeat de Gordon. Il chante un medley de ses chansons, “Heroin Honey” et “Amy”, pop songs parfaites, saveur sexe, soif, et décadence.

Regard bleu piscine

Nous sommes donc au Joker Pub d’Angers pour le premier concert sur le Vieux Continent de ces jeunes loups en qui la presse et le public ont déjà reconnu une filiation avec Heartbreak­ers, Stooges, Gun Club, Bad Seeds ou Libertines. En somme, le meilleur de ce que le rock’n’roll a donné en groupe. Les Beechwood, eux, vivent une première tournée totalement fauchée et doivent partager avec leur manageuse dix euros pour bouffer, chaque jour. Après leur premier repas de la journée, et avant de monter sur scène, une jeune fille, carré haut sur la nuque, regard bleu piscine, une vraie fleur des Pays de la Loire, est allée se frotter à ce truc en plus qui émane des membres du groupe. Forcément, elle et son amie, ainsi qu’un petit groupe de filles accompagné­es d’un jeune homme intoxiqué, dansent au premier rang en perdant l’équilibre. C’est à ce moment que Gordon, sorte de mélange entre les deux frères Asheton, retrouve sa guitare pour mettre en branle un riff nonchalant, typiquemen­t bolanien. Le jeune Sid, l’épingle à cravate luisant comme une petite étoile, entonne de sa belle voix de ténor “Bigot In My Bedroom”, l’une des trois chansons qu’il a signées sur “Inside The Flesh Hotel”. Trois chansons lumineuses.

Enfant du soleil, survivant à New York grâce à quelques DJ Set, forcément mannequin quand la paye est bonne, Sid Simons est le moins empreint de romantisme noir de ces trois garçons. Son père, rocker au pays des koalas, l’a laissé tailler la route à 18 ans, faire son voyage initiatiqu­e en van avec un ami. C’est le bout des bottines de cheval vernies sur la plage avant qu’il raconte, avec cet mélange de bonhomie et de gentilless­e extrême, le clochard qu’il a retrouvé dans son coffre après des kilomètres de route, la chaleur écrasante du désert, les plages de Californie dont on ne quitte le sable que pour surfer les vagues. Venant d’un pays dont 99% de la surface est un désert, son enfance fut marquée par la lecture de “Into The Wild” de Christophe­r McCandless. Naturellem­ent, il cherche à créer de l’espace autour de lui. Le nez en pyramide, trois poils blonds sur le menton, la juvénilité de Sid offre un peu d’air au groupe, rééquilibr­e ce trio en contrebala­nçant, par sa légèreté, la gravité des deux autres. A son contact, Isa redevient enfant, Gordon met de côté cette intensité qui semble le consumer. Sid va tout droit quand les deux autres mènent une vie en onde sinusoïdal­e. C’est aussi le sens de ses chansons : elles avancent, se développen­t, suivent un axe narratif quand l’écriture de Gordon encapsule, lèche les plaies et cherche à faire le tour d’un sentiment. Dehors, les dames se font prendre en photo avec le groupe quand les plus jeunes se font signer des T-shirts qu’elles ont volés. Isa fulmine car on lui interdit de repartir avec la fleur des Pays de Loire, elle qui, dans un dernier assaut, a aboli les dernières distances. Quelques centimètre­s de moins entre deux corps, comme autant de promesses. Gordon qui a passé une partie de la soirée à vendre ses disques s’éloigne du ramdam de ses camarades, en fumant une cigarette sur la terrasse de l’établissem­ent voisin. Le patron en sort, mâchant ses propres mâchoires et le chasse comme un chien. La nuit tourne vinaigre et les habitants de cette petite ville, après tant de prévenance, deviennent irascibles. Il est temps de rentrer à l’hôtel Première Classe, établissem­ent antiphrase qui cache des chambres à 30 euros la nuit où s’échoue tout ce que ce pays peut compter de damnées. C’est entre les quatre murs de ce préfabriqu­é que, le lendemain matin, Cynthia et Gordon donnent des nouvelles des noms mythiques et anciennes gloires du Tout-New York. Si on l’interroge sur ses contempora­ins, ce géant blond répond : “Nous ne nous sentons pas appartenir

à une scène, mais à une histoire.” Cette histoire, il la connaît sur le bout des doigts, jusque dans des détails relevant plus du commérage que de la légende. Gordon vit avec ces fantômes, dévorant les ouvrages, regardant au réveil des concerts de Johnny Thunders dont il discute avec sa manageuse, elle qui les a tous observés, fréquentés, connus, après avoir fondé The ‘B’ Girls, groupe féminin ayant sorti un 45 tours chez Bomp! en 1979. Derrière le détachemen­t de sa voix, cet accent new-yorkais qu’il laisse traîner dans le grave de sa gorge, l’esprit de Gordon semble lesté par le poids de ses maîtres et de sa volonté à se dresser sur leurs épaules. Des trois, il est le plus conscient des enjeux. Siégeant au premier rang du van, Gordon règle avec Cynthia les problèmes, laissant ses frères sombrer dans les idioties inhérentes à l’ennui des tournées. Sa concentrat­ion et la tension presque métallique qui émane de son corps se dressent entre lui et sa musique. Ici, sur les autoroutes de France où chaque kilomètre est autant de pain en moins pour se nourrir, il apprend ce qu’est la vie de musicien, les longues après-midi à répondre aux questions des journalist­es, les concerts annulés, les dimanches où l’on ne croise que des rideaux de fer, l’hostilité du regard des passants sur sa poitrine qu’il ne couvre d’aucune chemise, la fatigue qui gagne ce corps si loin de chez lui, les mille promesses faites par des inconnus dont les noms se perdent dans le flou des lendemains.

Sur le même clou

La réalité submerge le rêve. Alors, Gordon lutte, jouant toujours plus fort, plus vite, court devant, racle ses cordes vocales, au risque de laisser les autres derrières. A Angers, peut-être parce que son ampli lui semblait si petit face à la colossale batterie, il mit fin au concert en plongeant dans le kit. A Roubaix, il se vengea en poussant son stack Marshall à des volumes illégaux dans notre pays. Coup du sort, la sangle de sa guitare se détachera trois fois de suite, comme pour lui rappeler qu’il n’était pas encore le maître de la scène. Mais à Paris, la foule le portera en triomphe et le poussera au sommet, jusqu’à un balcon où il disparaîtr­a. C’est cela : les Européens attendent des Américains qu’ils leur apprennent ce qu’est le rock’n’roll. Pour l’instant, Beechwood le leur rappelle. Le jour où ces trois-là se mettront à taper, comme un seul homme, sur le même clou, nous devrions prendre une sacrée leçon.

Des pâtes à rien, du riz sans accompagne­ment, des quignons de pain

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