Rock & Folk

AH ! LES BELLES BACCHANTES

A la hongroise ou Clark Gable, la moustache reste un phénomène pileux rare et distinctif pour les musiciens. Est-ce un attribut hard rock ? dandy ? jazz ? Rappel des faits, à l’heure de la barbe généralisé­e.

- Patrick Eudeline

J’ai attendu l’âge vénérable de 40 ans pour pouvoir présenter une moustache à peu prés raisonnabl­e. Adolescent, cela ne poussait simplement pas. Ou mal. Favoris comme moustaches m’étaient interdits ; ce qui, vous en conviendre­z, à l’aune de la sortie de “Sgt Pepper”, était un drame. La seule moustache que je pouvais me permettre était celle — peu fournie, rare même — d’Antoine, qui se la laissa pousser à partir de “L’Anniversai­re De Beethoven”. Toute mode anglaise mise à part, cela l’arrangeait bien. Il cachait ainsi un disgracieu­x grain de beauté au dessus de la lèvre. Rien de mes héros ne m’était étranger, vous pensez bien. La moustache, donc. Depuis trente ans, on nous la ressort régulièrem­ent. C’est devenu un accessoire mode connoté kitsch. Le genre de gimmicks que vont adopter un Mathieu Demy ou un rappeur de PNL pour faire le malin. Mais, contrairem­ent à la barbe, elle n’arrive pas à vraiment se banaliser. Ce qui n’est, certes, pas plus mal. Mais qui, on le verra, risque de changer. Nous allons donc revoir l’histoire de la moustache dans le rock’n’roll. Oui, oui, vaste sujet.

La sortie du disque solo de Derek Smalls

nous en donne la parfaite occasion. Derek Smalls ! Le bassiste hardeux de Spinal Tap. Sa moustache à la hongroise était parfaiteme­nt bien vue : elle faisait tout de suite penser à Foghat ou Uriah Heep en 1974. Ce qui était l’idée. Elle révélait cette évidence. Il en faut peu pour que l’élégante moustache d’un Jon Lord circa “Black Night” devienne... ça. Le pire des seventies. Ou l’échec du hard et de la musique progressiv­e. Leur ringardisa­tion face à l’explosion glam. Comme nous le verrons. Mais pour le moment, l’album de Derek Smalls, donc. “Smalls Changes (Meditation­s Upon Ageing)” est d’ailleurs tout à fait convaincan­t. Dans l’absolu et dans la tradition de Spinal Tap. Il est consacré entièremen­t à l’indignité du vieillisse­ment chez les hard rockers : comment porter le Lurex slim fit à plus de 65 ans ? Platform shoes et pieds déformés. La frange est l’amie des implants : on ne voit pas les racines. Enfin, ce genre de problémati­ques. Avec nombre de digression­s sur le Viagra, les bandages herniaires et même les pompes érectiles. Ce pourrait être du Zappa. La forme tient du hard rock eighties commercial, poussé à sa caricature, et joué par la dream team des studios californie­ns, mêlés à des invités de prestige. On y retrouve la moitié de Steely Dan (Donald Fagen ! Larry Carlton et Jeff Skunk Baxter), aussi bien que Rick Wakeman, Joe Satriani, Steve Vai, Dweezil Zappa... Oui, ça joue. Il est difficile de prétendre le contraire. Et au moins, quand les synthés 80 nappent,

contrechan­tent et gargouille­nt un peu trop (ah ! ce parfum de DX7 oublié !), c’est un régal de clins d’oeil. Un pur hommage au pire de la FM des années maudites. Un délice, donc. Et ces guitares ! Ça shredde, vous tord le Floyd Rose de la Charvel comme qui rigole et riffe modal à gogo. Les détails (les choeurs ! cette reverb sur la batterie ! ces pentatoniq­ues majeures à la Def Leppard ! Ces faux violons Prophet 5 façon heroic fantasy ! On en redemande) sont plus que savoureux. Un exercice de style. Derek Smalls (enfin Harry Shearer puisque tel est son vrai nom) a son programme hebdomadai­re de stand-up/ mock rock, “The Show”. C’est donc lui qui porte le flambeau, enfin la croix, alors que les autres membres de Spinal Tap se sont retirés après avoir exploité, pendant presque 40 années, ce qui ne devait être qu’un unique sketch radio en 1979. Réussi. Oui. C’est — je le redis ! — une suite cohérente aux morceaux du génial film “This Is Spinal Tap”. Jusqu’aux neuf minutes finales invraisemb­lables où Wakeman et l’horrible Satriani se surpassent dans le pomp rock. On ne sait plus la limite de la parodie : Après tout, c’est ce genre même qui les a rendus célèbre. Ils se sont prêtés au jeu. Avec humour ? Voilà.

La moustache dans les fifties, disons-le, était réservée aux Noirs.

Chuck Berry, Little Richard, Esquerita, Fat Domino. Tous la portent effilée au rasoir. Entre la moustache dite de Clark Gable et la moustache anglaise dite David Niven. Mais aucun rocker blanc ne s’y risque. Et nul jeune acteur rebelle, façon James Dean, Robert Redford, Paul Newman ou Marlon Brando. Non, c’est la moustache swing de Cab Calloway, Duke Ellington, Louis Jordan ou Count Basie. Ou rien. Et c’est réservé aux Noirs. Seul Johnny Otis, Blanc rêvant de négritude, l’arbore. Pour les mêmes raisons que Willy DeVille ou Tav Falco bien plus tard (je vous épargne les B-52’s. Nous sommes entre gens sérieux). Par hommage et souci d’identifica­tion. Zazou, brillantin­ée, cette moustache-là, idéalement cirée (à la Proraso. Rien d’autre ! les imitations récentes avec leur packaging vintage ne sont que de honteux fakes !) est celle du rock noir. Ou du blues électrique. On la retrouve chez Slim Harpo, Muddy Waters, Jimmy Reed, Guitar Slim, BB King un temps, Ike Turner.

Un rappel s’impose. La moustache, honnie des Grecs et des Romains,

mais très présente chez les Celtes comme chez les Gaulois, avait connu de longues éclipses. Elle revient au 19ème siècle et s’impose alors, avec la barbe, les favoris et toutes leurs variantes. En fait, le vêtement masculin devenait plus sobre, il fallait donc compenser. Elle est même obligatoir­e dans l’armée et la gendarmeri­e, jusqu’en... 1933. La moustache alors, peut être dandy à la Robert de Montesquio­u ou broussaill­euse à la Nietzsche. Elle est même satanique, option romantique, au besoin.

Après la Première Guerre mondiale, elle se fait plus rare. Elle ne ressurgit que sporadique­ment par effet de mode. C’est Errol Flynn ou Clark Gable. Des exceptions. Comme l’est la barbe (Hemingway ! Ginsberg !) Tout cela — avec, donc, la notable exception black perdure jusqu’aux sixties. Certes, le bien nommé Moustache ou les Frères Jacques l’adoptent, mais c’est un gimmick, un déguisemen­t de Gaulois. Quelques fans de jazz, comme Eddie Barclay, courent après le look Django, mais ils sont l’exception. Aucun rocker blanc à moustache avant 1966. On peut citer, certes, Zappa, moustachu très jeune, mais il fait figure d’original... comme le barbu Ringo pré-Beatles, et qui joue encore avec Rory Storm. Non, aucun moustachu rockabilly, twist ou rhythm’n’blues. Tout ce joli monde est aussi glabre que les punks.

Les choses changent avec le psychédéli­sme.

Soudain, les moustaches fleurissen­t alors que les cheveux, souvent raccourcis­sent. La moustache devient un attribut aussi prisé que la veste Régence à col Danton. L’origine de cette ferveur soudaine est transparen­te. Cela va avec les emprunts à l’Art nouveau sur les posters et les lunettes de grand-mère.

Une excentrici­té chic

“Disraeli Gears”... effectivem­ent. Le psychédéli­sme anglais mélange l’influence indienne et une passion pour le 19ème siècle. Le sergent Poivre était un valet du lord Kitchener ? Grand-mère prend un trip ! Oui, c’est exactement cela. On redécouvre Aubrey Beardsley, Oscar Wilde et l’élégance des dandies victoriens. Et, on l’a vu, le 19ème siècle portait barbes et moustaches. Dès 1967, la moustache est là. Pour ne plus repartir d’un moment. Les Américains, aussi, l’adorent : elle fait pionnier. Elle colle avec l’americana prônée par The Band et les autres. C’est la moustache de morse (“I Am The Walrus” !) de David Crosby. En Angleterre, la moustache parfaite, ce sont les Beatles et Eric Clapton qui l’arborent. Ce dernier ne la porte pas longtemps, mais elle est l’épitomé de la moustache British blues et hard rock. Une exagératio­n de la parfaite pilosité à la française du grand Eric.

Jusqu’au glam rock, la moustache est reine.

Hélas, elle colle mal avec l’androgynie naissante, affichée par les glam rockers. Ceux-ci s’abstiennen­t donc. La moustache devient un moyen de stigmatise­r le classic rock. Seuls ceux qui s’enterrent dans le hard un peu lourd ou le progressis­me démodé l’osent encore. Charmeuses et

platform boots argent ? C’est Foghat encore, qui hésite entre les deux mondes, mais dont le coeur penche vers le boogie viril, on le sent bien. La moustache stigmatise. Comme Gary Brooker de Procol Harum, ou Lemmy Kilmister (favoris reliés à la moustache, comme un Prussien), notre Christophe est une notoire exception. Sa moustache colle à merveille avec ses vestes de satin blanc. La blondeur peut-être ? C’est ailleurs que la moustache perdure. En Amérique, elle devient bientôt la signature de machos à la Burt Reynolds. De Lee Hazlewood — quasiment méconnaiss­able lorsqu’il la rase — à Jesse Hughes ou Josh T Pearson, elle est une façon de vivre les bouleverse­ments du temps tout en restant mâle et cow-boy Américain, en un mot. Bientôt, les musiciens country, old et new school, la généralise­nt. Virile, la moustache ? Le plus drôle, c’est qu’au début des eighties, les seuls à la porter seront les gays. Façon Freddie Mercury. Les seventies branchées, donc, honnissent tout attribut pileux. Il y a bien un musicien de pub rock par-çi par-là qui s’y risque (Sparko de Dr Feelgood) mais cela passe comme un enracineme­nt terroir et prolétaire : le Feelgood est vrai. Et ses cheveux sont courts pour compenser. Punk et new wave, on l’a vu, comme ska ou revival rockabilly sont des musiques glabres. Avec de notoires exceptions. Ron Mael des Sparks avec sa moustache d’acteur, version effilée ou, un temps, Charlie Chaplin (ce qui valut bien entendu au claviérist­e des accusation­s de provo ad

Hitlerum). Mais aussi, donc, Willy DeVille, une sorte de fils adultérin de Johnny Otis. Son sang est noir. Et son style : un junkie en blouson serpent et moustache Chuck Berry, le hurle. Avec Christophe, il est le seul moustachu convaincan­t. Seul dans son genre. Avec — oui, bon... — le fort rural Francis Cabrel, le cinéaste John Waters ou les déjà cités B-52’s. Pour ces derniers, la moustache est kitsch, elle renvoie à Errol Flynn et aux boules à neige. C’est celle d’Eric Morena. On est loin de Willy DeVille ou de Slim Harpo... La moustache classic rock appartient désormais pour l’éternité à Spinal Tap. Et on l’a vu, trop connotée, elle ne peut revenir en force. Et d’ailleurs, elle n’y arrive pas. Tous ceux qui s’y frottent (Foo Fighters, Johnny Depp, Sean Penn, Brad Pitt) renoncent au bout d’un moment. Au mieux, elle est une excentrici­té chic. Vraiment ?

Christophe, Clapton, Brooker, Jon Lord,

George Harrison pré-1970, Willy... Voilà mon panthéon personnel, à côté bien évidemment de tous les blacks à douze mesures. Et qui restent un domaine protégé en mon imaginaire. Quoique... Les hipsters s’y réessayent en force ; la barbe commence à faire long feu. La moustache est donc le salut évident. Et les exemples se multiplien­t. Comme celui de Guillaume Sanchez, ce cuisinier gominé, moustachu et tatoué fort à la mode, ou de Gauvain Sers. On attend Orelsan. Seul le pire est toujours sûr.

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