Tom Waits
“BONE MACHINE” ISLAND
Lorsque Tom Waits lève le voile sur “Bone Machine”, il n’a pas sorti d’album depuis cinq ans. Durant cette période, il a pourtant débordé d’activités artistiques diverses. Etrange, d’ailleurs, que son disque de 1992 ne témoigne que très peu de ces expériences, privilégiant une approche plus minimaliste et inquiétante de son art. “Bone Machine”, c’est l’indicateur de ce que sera le Tom Waits des années 90 : un clown grinçant, déglingué, le visage animé d’un rictus malade se développant parfois en un rire désolé. Derrière le masque du monstre — ici incarné par sa voix toujours plus rauque et granuleuse — se cache néanmoins le poète amoureux, le songwriter contemplatif, l’observateur de son univers intérieur et des vies qu’il croise et qui l’entourent. L’ouverture de “Bone Machine”, “Earth Died Screaming”, justifie à elle seule le titre de l’album : la rythmique branlante qui monte crescendo, sur laquelle se pose la voix grave de Waits, est jouée sur des ossements. Cette nouvelle étape discographique ne sera pas du goût de tout le monde. Certains fans déroutés regrettent l’apparente disparition des sonorités européennes, au profit d’un rock dépouillé, rugueux, orienté country, gospel et, surtout, blues (du blues malmené, certes, mais du blues). La musique de Tom Waits est réduite au strict nécessaire. Peu d’orchestration ou de piano, moins de carnaval, plus de pessimisme. Le thème de la mort, ou plutôt de l’approche de la mort, survole l’album de bout en bout. On s’éloigne quelque peu des histoires de saoulard de fin de soirées et de losers magnifiques qui habitaient ses chansons jusqu’alors. Comme pour souligner un peu plus l’aspect brut de son nouveau mode de composition, Waits enregistre “Bone Machine” dans un entrepôt vide dont il dit apprécier l’acoustique. Plus de vingt ans après les faits, on est soufflé de constater à quel point Tom Waits était visionnaire. En revenant à ses racines musicales, en les remodelant à son image, il préfigure le retour à un blues rêche et rural dont de très nombreux artistes se réclament aujourd’hui. Peu d’entre eux, cependant, n’écrivent des chansons aussi désarmantes de beauté que “Who Are You”. Sur ses disques suivants, Tom Waits est parvenu à réunir l’Europe et l’Amérique en un barnum unique dont lui seul à le secret. “Bone Machine” fut une étape cruciale de sa construction.