Rock & Folk

Björk

- JD BEAUVALLET Les Inrockupti­bles

“DEBUT” ONE LITTLE INDIAN

Quand on croisait Björk au sein des Sugarcubes, le groupe qui l’avait révélée dans les années 80, on ne voyait et n’entendait qu’elle. Ou plutôt : on rêvait de n’entendre qu’elle. Car depuis leur premier single, le chamanique “Birthday”, on attendait que sa voix retrouve cette liberté, cette latitude. Mais son groupe, jaloux et dogmatique jusqu’au risible, s’attachait à l’attacher, à réduire sa voilure. Quand elle finit par trouver leurs jeux puérils et leurs chansons au millième degré aussi lourdes à digérer que du requin faisandé, Björk laissa à leur anonymat ces gardes-chiourmes et, avec l’ironie qu’ils avaient ensemble partagée, baptisa son premier véritable album solo “Debut”. Une vie solitaire commençait enfin pour celle qui avait tenu si longtemps les autres ensemble. “Debut”, nouveau départ : Björk essayait pour la première fois l’égoïsme. Et il se révéla à sa taille, à sa démesure. N’en faire qu’à sa tête, plutôt que de la garder froide pour les autres : le changement est radical. Sa musique le sera donc : dans une interview avec les Sugarcubes en 1988, elle nous avait autant parlé d’Oliver Messiaen que de Boney M. Là, sur “Debut”, ce n’était plus du discours mais un disque tout court : elle passait à l’acte. “Debut” forme alors le trait d’union entre une electro chercheuse qui domine dans l’undergroun­d et une pop tout-public qui décline. L’invention, géniale, d’une pop futuriste, nourrie des avant-gardes et ouverte vers le mainstream aurait pu rester un exercice de génétique clinique : mais Björk l’incarne, paie de son corps, notamment dans des clips complices signés Michel Gondry. Entre idées undergroun­d et évidence mainstream, trop souvent séparées, elle devient la plus grande passeuse, la plus belle traductric­e depuis David Bowie. Un exemple concret : lors d’un reportage avec elle en Islande, elle écoutait à fond, sur son ghetto-blaster, une techno vraiment glaciale, basée sur le son de roulements à billes rebondissa­nt sur une planche de métal. Dans le désert de glace, elle se mit à chanter, à tue-tête : cette musique si hostile, si absconse devint alors pop. Et ainsi triompha “Debut”, album nettement plus complexe et tordu qu’il n’en avait l’air, cheval de Troie dans les charts de 1993 grâce à sa stricte extravagan­ce mélodique, ses malices vocales. Un album qui, plus de vingt ans après, rend encore “violently happy”.

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