Suicide
“SUICIDE” RED STAR
Losers patentés, fantômes d’humanité, Alan Vega et Martin Rev hantent le downtown newyorkais mid-seventies (la ville basse), Village, Bowery, Lower East Side et leur légion de clubs sordides en pleine effervescence décadente et proto-punk. Deux semi-clodos, foutus comme l’as de pique (cuir lie de vin, larges lunettes de soleil, improbable béret), traînant leurs guêtres dans les bas-fonds d’une ville dont ils connaissent chaque ruelle, survivant à coups de combines et de tuyau en or dans la quatrième course du Saint-Cloud local, bricolant, entre deux bookmakers, un fanzine qui mélange pronostics hippiques et pornographie gynécologique, tirant accessoirement quelques compositions minimales d’un orgue Farfisa déglingué qu’ils sont trop fauchés pour faire réparer.
Baptisé Suicide “parce que si on s’était appelé Vie, personne ne serait venu nous voir”, ils donnent à l’occasion quelques concerts. En gros, Martin Rev tripote les boutons d’un appareillage préhistorique pendant qu’Alan Vega, assis ou debout selon l’inspiration, martyrise un micro sur lequel il frappe, crache et chante quand il y pense. Bien souvent, après avoir lâché une bordée d’insultes et de sifflements insupportables, Alan et Martin quittent brusquement la scène sans un regard pour le public atterré. En 1977, ils enregistrent sur le tard — le duo existe depuis 1971 — ce disque séminal dont on dira qu’il est genèse et fin du monde rock confondus. Fin du monde rock parce qu’il tranche dans le vif, charcute la colonne vertébrale mélodique pour n’en conserver que deux ou trois accords décharnés, répétés en boucle par un orgue synthétique et brouillé par d’étranges bip bip qu’on jurerait échappés d’un jeu électronique de l’ère primaire, Vega ânonnant par-dessus, un phrasé pré-rap fait de cris d’extase et de douleur, hurlements rendus plus insupportables encore par un écho sorti d’on ne sait où. Genèse, parce qu’il est aujourd’hui impossible de recenser les groupes, et des plus commerciaux, qui pillèrent Suicide. La musique industrielle, la cold wave, la techno, voire le hip hop, prennent source dans le minimalisme électronique de Suicide. Cet album, toujours pratiquement inabordable (magnifiquement réédité avec un CD bonus), ouvre au rock des horizons insoupçonnés, osant couver en son sein l’une des plus déchirantes chansons d’amour jamais écrites : “Cheree”.