David Bowie
“STATION TO STATION” RCA
Vingt ans après, David Bowie se demande toujours comment il a pu enregistrer ce disque. A croire que la neige qu’on inhale conserve, finalement. La scène se passe en 1975, à Los Angeles, et l’homme qui vient tout juste de venir d’ailleurs — il a achevé le tournage de “The Man Who Fell To Earth” quelques semaines auparavant — est numéro 1 sur deux continents : aux USA où il réside, avec “Fame” son dernier simple, et en Europe avec une opiniâtre réédition de “Space Oddity”. Mais pour des raisons diverses, son couple qui bat de l’aile, son management qui l’exaspère et son saladier de poudre blanche qui se vide à vue d’oeil, Bowie n’en mène pas large. Lorsqu’il entre en septembre aux Cherokee Studios, c’est l’esprit comateux et le moral irradié. Tel un pharisien siphonné, il ânonne quelques directives à ses troupes (Alomar, Murray, Davies, Slick) et accueille, en remplacement d’un Mike Garson jeté à même le ballast, le pianiste Roy Bittan (E Street Band). En trois semaines, six chansons plus sombres que noires giclent de la console tenue, une fois encore, par Harry Maslin : “Station To Station” et sa lugubre litanie toutes stridences dehors, “Golden Years”, une pièce montée discoïde destinée au départ à Elvis et refusée par le management du King, “Word On A Wing”, en forme d’escapade walkerienne tétanisée, “TVC15” et sa télévision holographique, “Stay”, la pantelante, et “Wild Is The Wind” en direct d’un sarcophage déjà en partance pour l’Europe. Car c’est bien cela qui fait toute la singularité de cet album de funk contrarié mais grandiloquent, où la basse slappée est monolithique, les riffs d’Alomar sont en pilotage automatique, les pièges tendus à l’humeur grise systématiques. Bowie sait qu’il s’en va, qu’il quitte Los Angeles pour ne pas y finir, que là-bas, au-delà du temps, près du mur blême encore stable, d’autres pages de son carnet de route sous des néons berlinois sont à écrire. Au-dessus de l’épaule de Ron Wood, compagnon d’infortune de cette saison blanche, dans le regard de Springsteen, désemparé en entendant la version philadelphique de “It’s Hard To Be A Saint In The City” que, dans sa grande miséricorde, il consent à retirer du disque au dernier moment, David Bowie entr’aperçoit les lueurs orangées d’une autre empoignade avec son avenir où, tel un Mince Duc Blanc, il enverra des fléchettes dans les yeux des amants. JEROME SOLIGNY