Rodriguez
“COLD FACT”
RCA
19 70
Avant “Searching For Sugarman”, le brillant documentaire du regretté Malik Bendjelloul, seule une poignée de connaisseurs savait la valeur de ce “Cold Fact” enregistré en août et septembre 1969 par un jeune musicien inconnu. L’échec abyssal de ce premier album et de son successeur (“Coming From Reality”) auraient replongé Sixto Rodriguez dans les ténèbres de l’anonymat. Rideau, pendant près de 40 ans. Un succès insolite en Afrique du Sud où le statut culte de cet album à l’époque de l’apartheid vaut à son auteur un succès d’estime et lui permet de tourner dans de grandes salles sera la seule parenthèse heureuse de ces quatre décennies hors du circuit des studios. Puis le film, succès planétaire en 2012-2013 (un Oscar et des entrées par millions), replace Rodriguez en première ligne. On (re)découvre la modernité de “Sugar Man”, chanson superbe, pendant nostalgique au “Pusherman” de Curtis Mayfield, sorti deux ans plus tard. On y parle d’amphétamine, de coke, de cette douce Mary Jane ainsi que de ce faux ami croisé sur une route poudreuse et solitaire. Mike Theodore et Dennis Coffey, les producteurs des douze titres de ce premier opus, ont su mélanger le son du futur, celui des synthétiseurs, avec la soul organique et écorchée de cet Indien latino à la voix céleste. On l’apprendra dans le documentaire : jamais un bide ne fut aussi définitif et incompréhensible que celui de ce disque qui aurait dû porter Rodriguez sur les proverbiaux fonds baptismaux. On y trouve pourtant tout ce qu’on rêve de trouver sur un album culte : de l’émotion, de la colère, des textes à l’écriture acérée, de la critique sociale et ce qu’il faut de cynisme face à un monde qui part en vrille. “This Is Not A Song, It’s An Outburst : Or, The Establishment Blues” attaque en douceur les institutions, dans une ville non définie (Detroit) où “les poubelles ne sont plus ramassées, les femmes ne sont plus protégées, la mafia grossit aussi vite que la pollution dans la rivière”. “Crucify Your Mind” allie mélodie douce-amère et paroles pleines de désespoir contenu. Plus on réécoute ces douze tranches de vie, plus on se laisse bercer par cet ovni qu’est Rodriguez, l’homme à qui le succès échappa au début des seventies pour le frapper comme un boomerang à l’âge de 70 ans. Ce Brown Dylan n’a jamais sorti de troisième album. Ce qui rend ce premier disque encore plus précieux, à la hauteur de son mythe. OLIVIER CACHIN