Miles Davis
“BITCHES BREW”
COLUMBIA
19 70
Avril 1969 : Miles Dewey Davis, le célèbre trompettiste noir qui donna au jazz modal son classique populaire (“Kind Of Blue”) vient de se convertir à l’électricité. A peine signé “In A Silent Way”, lente dérive hallucinée dans la moiteur d’une jungle grouillante de guitares et de claviers électriques, qu’il débarque sur la scène acid du Fillmore West entre Santana, Jefferson Airplane et Grateful Dead. Le jazz-rock vient de trouver son maître. Ou presque. Il suffira pour cela qu’adviennent les 400 000 exemplaires vendus de ce “Bitches Brew”, double album bouillonnant et brouillon, venu pousser plus loin encore les audaces visionnaires du Little Davis de St Louis. “Bitches Brew” et son casting de jeunes prodiges (le batteur Lenny White, les pianistes Chick Corea, Herbie Hancock et Joe Zawinul, et le guitariste John McLaughlin...), futurs prêcheurs des bienfaits de l’intrépide soif d’innovations milesiennes, a été étrangement retenu par les historiens comme le premier album jazz-rock quand tels “Big Fun” ou “Jack Johnson”, autres ovnis atterrissant presque simultanément, semblent aujourd’hui formellement plus aboutis. “Bitches Brew” n’en balance pas moins spectaculairement par-dessus bord les figures abstraites et déjà vaguement essoufflées au goût du chaman, des “Miles Smiles” et “Filles Du Kilimandjaro” enregistrés avec son second quintette, pour camper un décor furieusement rock qu’illumine un John McLaughlin au faîte de son art. On échouerait à tenter de décrire les solos tout en contorsions du Mahavishnu en chef... De facture moins classique que “In A Silent Way”, comme empiriquement articulée autour de constellations sonores submergées par la sève vaudou, “Bitches Brew” semble s’arracher dans la douleur au rets d’un jazz moribond et préparer au rageur “On The Corner”. ALAIN ORLANDINI