Jethro Tull
“AQUALUNG”
CHRYSALIS
En 1971, “Aqualung” est un tournant d’importance dans la carrière de Jethro Tull. Avec ce disque, aussi étrange que sa troublante pochette, la troupe menée par le barde Ian Anderson passe véritablement dans la cour des grands. Sa genèse n’est pourtant pas des plus aisées, le chevelu quintette se débattant souvent avec le pénible écho des tous nouveaux studios Island de Basing Street, en plus d’avoir récemment viré le bassiste Glenn Cornick. On a souvent tendance à classer ce quatrième opus dans la case un peu fourre-tout du rock progressif. Il est vrai que les thèmes abordés ici sont du genre cérébral, qu’il y a de la flûte (évidemment), des rythmiques disloquées, des morceaux à tiroir... Pourtant, on n’y trouve nulle part cette approche pompeuse et démonstrative des caciques du genre. “Aqualung” ne ressemble en fait qu’à lui-même et développe une sorte de post-psychédélisme intelligent, devant tout autant au hard rock naissant qu’à un délice de folk pastoral. L’inaugurale chanson-titre est à cette image, bigarrée, insaisissable. Elle démarre sur un riff que n’aurait pas renié Tony Iommi, méchant, nauséeux qui va de pair avec des textes dérangeants, narrant la vie misérable d’un clochard libidineux : “Assis sur un banc public/ Il mate les petites filles avec de sales intentions.” Puis le morceau embraye sur une partie acoustique plus entraînante ponctuée par un solo limpide de Martin Lancelot Barre, très mélodieux et formidablement inspiré tout au long du disque, avant de reprendre le thème initial. On retrouve le pauvre hère dans “Cross-Eyed Mary”, vignette sur une prostituée marquée par une surprenante irruption de la flûte. Légère et pimpante, “Mother Goose” lorgne ensuite vers la musique médiévale tandis que la ballade “Wond’ring Aloud” se pare d’arrangements orchestraux. La face B, plus homogène, est consacrée à Dieu, cité cette fois dans chaque chanson. “My God”, longue charge de sept minutes contre l’Eglise, et “Hymn 43” sont sans doute les titres les plus célèbres, mais le point d’orgue est sans doute la suffocante “Locomotive Breath”, récit angoissant d’un passager d’un train lancé à toute vapeur vers le néant. Aujourd’hui, “Aqualung” demeure le vrai classique du corpus de Jethro Tull. Une oeuvre intense, engagée, empreinte d’une précieuse liberté, tant musicale qu’idéologique.