Cure devient commercial sans pour autant perdre son intégrité
Certains albums en tenteront la conciliation, tels “The Head On The Door”, en 1985, “Wild Mood Swings” en 1996 ou “4 : 13 Dream” en 2008. Sans parler des singles, reproduisant à leur tour ce côté Jekyll et Hyde. Pour cette raison, le groupe est une contradiction, elle-même à l’origine d’un malentendu, dès son premier album. Lorsque “Three Imaginary Boys” est publié, en mai 1979, la première version des Cure a déjà fait son temps, selon Smith qui regrettera d’avoir laissé sortir une compilation de ce que le groupe n’était déjà plus, musicalement, plutôt qu’un reflet fidèle du son qu’il avait en tête. Ce son que lui inspiraient “Low” de Bowie, “Astral Weeks” de Van Morrison ou “Five Leaves Left” de Nick Drake. Résultat, en 1980, Simon Gallup remplace Dempsey à la basse, et Matthew Hartley ajoute le Korg à la palette sonore du groupe. Avec l’aide de Mike Hedges, Smith accouche du son de Cure à travers un album crépusculaire, cérébral et minimaliste, quasiment écrit en une nuit comme la bande originale d’un film imaginaire : “Seventeen Seconds”. Climats brumeux, instrumentaux en apesanteur, voix lointaine, réverbérations, delay ou effets liquides (flanger) vont dorénavant caractériser le son Cure qui, dès lors, n’a plus d’équivalent. Mais cette quête est aussi une lente descente aux enfers, accélérée par les toxiques. Passant du gris à l’anthracite, “Faith” suit en 1981, plongeant le public des débuts dans un nouveau désarroi. A son propos, Mike Hedges déclarera : “La
plupart des chansons sont faites pour se pendre.” De l’amour de Smith pour la pop il ne reste guère que le single “Primary”, au profit de longs thrènes plaintifs. L’écriture acquiert une puissance poétique et une solennité époustouflantes ; la voix s’éloigne davantage, noyée sous une basse sinueuse et des synthétiseurs sulpiciens. Marqué par une série de deuils, Robert Smith, qui se fout pas mal des critiques autant que de l’idée de succès, s’enfonce dans un abîme que l’art cisèle somptueusement, et les concerts sont des messes cathartiques, où il finit souvent en larmes. Cure scelle alors son statut de héraut mélancolique. Un remède paradoxal, donc. La morbidité atteindra son climax avec le trou noir du groupe, “Pornography”. OEuvre ultime, sortie en mai 1982, avec sa pochette rougeoyante censée représenter Marilyn Monroe en état de combustion, cet album est excessif à tout niveau, tant par l’économie martiale de la production, co-signée par l’ex-Associates Phil Thornalley, que par l’extrême noirceur des thèmes et du chant de Smith. Ce chef-d’oeuvre, s’ouvrant sur le vers définitif “It doesn’t matter if we all die” (“A Hundred Years”) est aussi l’épilogue du groupe qui est devenu une institution underground ; les concerts tournent au chaos, Smith est un corps supplicié, grimé, dévoré par ses démons. En juin 1982, c’est l’explosion, The Cure est mort. Mais Smith ne finira pas comme Ian Curtis.
Everest pop
A peine six mois plus tard, virage à 180 degrés, Smith enregistre, avec le fidèle Tolhurst, une “chanson stupide”, “Let’s Go To Bed”. “Un coup,
une magnifique forme de vandalisme musical” selon Chris Parry. Coup de génie, la vidéo est assurée par Tim Pope, qui avait déjà officié pour Soft Cell, et deviendra l’un des éléments-clés de la nouvelle identité visuelle de Cure et de la confection de ce personnage de clown excentrique de Smith, qui y trouvera longtemps refuge. Suivront la perle synth-pop “The Walk” et le jazzy-bancal “The Lovecats”. Parallèlement, Smith rejoint, pour la seconde fois, Siouxsie And The Banshees, pour leur tournée de 1983, immortalisée sur le live “Nocturne”. Siouxsie est un pôle d’attraction puissant pour Smith, son double féminin. Dans une interview donnée à la même période, alors qu’on l’interroge sur le thème récurrent du double dans ses textes, Smith confiera regretter de n’avoir pas eu de jumeau en qui se retrouver. Siouxsie, comme plus tard Simon Gallup, remplira cette fonction de “jumeau par élection”. A la limite, Robert Smith, à peine deux ans plus tard, se disséminera luimême dans les millions de clones que son image essaimera, se faisant, dès lors, support d’identification qu’il ne cessera de performer tout en s’efforçant, en vain, de la contredire. Ce mouvement de construction/ destruction a sa source dans ce tournant pop qui conduira à notre scène de 1986. Avec “The Top”, qui est peut-être le seul album solo de Smith qui s’entoure pour l’occasion de Phil Thornalley à la basse, de l’exbatteur d’Hawkwind, Andy Anderson et Porl Thompson à la guitare, la trilogie froide semble enfin surmontée. Smith retrouve goût à son groupe — ce dont témoigne le somptueux live officiel “Concert” — et trouvera la formule gagnante, fin 1984, en intégrant le batteur Boris Williams et, de nouveau, l’alter ego Gallup. C’est ce quintette d’une cohésion extraordinaire qui fera accéder Cure à la lumière et durera jusqu’à l’album “Wish” de 1992, exception faite de Tolhurst. Cure devient commercial, sans pour autant perdre son intégrité. Car, si la mélancolie est surmontée, elle l’est par son infusion de la pop, par ce qu’elle y instille. Si bien que la trilogie ne cessera de travailler l’oeuvre ultérieure, certes plus éclectique, du groupe qui en portera toujours la trace indélébile, malgré les Everest pop atteints par Cure sur chacun d’eux, tels “Close To Me”, “Just Like Heaven”, “Lullaby” ou “Friday I’m In Love”. Et en même temps, si toute la production ultérieure à 1985 est une manière ambivalente d’en sortir — effort prodigieux qui aura pour revers les annonces épuisées de Smith du
dernier album ou de la dernière tournée — en outre, la trilogie demeurera l’aune à laquelle tous les albums ultérieurs seront évalués, par la presse, le public ou Smith lui-même. Et ce qu’il y a de frappant avec les deux albums de la décennie 2000, “Bloodflowers” et “The Cure”, sortis respectivement en 2000 et en 2004, c’est leur référence explicite, assumée, à cette origine. Au point que Smith ira jusqu’à présenter, d’une part, l’intention initiale de “The Cure” de 2004 comme une tentative d’aller plus loin que “Pornography”, et, d’autre part, “Bloodflowers”, comme le troisième chapitre d’une trilogie le reliant à “Pornography” et “Disintegration”.
Fidélité inouïe
Quarante ans plus tard, de quoi The Cure, et donc Smith son géniteur autant que sa progéniture, aura-t-il été le remède ? Il y a quelque chose de proprement sidérant dans les concerts-marathons du groupe, depuis vingt ans. Le groupe, toujours si généreux et exigeant, jouit d’un statut qui semble inversement proportionnel à la production d’albums, raréfiée — aucun album n’ayant été publié depuis 2008. En revanche, The Cure, devenu essentiellement un groupe de scène, s’est aussi imposé comme son propre archiviste auprès d’un public d’une fidélité inouïe. Les corps vieillissent, mais la voix de Robert Smith, ce chant d’adolescent désespéré ou facétieux, demeure une singularité, un objet artistique à elle seule. Le personnage de Robert Smith est certes devenu une figure monstrueuse, mais dont la monstruosité est une clé de ce que fut ce remède puissant. C’est un corps devenu monstrueux, d’avoir mélancoliquement absorbé notre mélancolie, d’en avoir été le lieu où elle pouvait s’épancher, se rebrancher sur les ressources inouïes de ses rêveries intemporelles. The Cure n’a pas transformé le monde, il a été la musique d’une résistance mélancolique au monde. “Out Of This World”, comme l’indique explicitement le titre qui ouvre le baudelairien “Bloodflowers”. Nous lui avons donné notre boue, il en a fait de l’or.