Rock & Folk

PEU DE GENS LE SAVENT

MON MOIS A MOI

- PAR BERTRAND BURGALAT Haut les coeurs.

Ça devient de plus en plus difficile de trouver de mauvais musiciens. L’autre soir, Bastien, le nouveau batteur-étoile de Catastroph­e, a fait tout un concert avec une seule main. Le bras gauche en écharpe, son infirmité était indétectab­le à l’ouïe, et pourtant il y en avait, des roulements qui arrachent, ce n’était pas de la rythmique de stade comme chez Def Leppard. Quelques jours plus tôt, sur scène avec Arnold Turboust, un autre gamin aux baguettes enquillait les 6/8 sans broncher. Le bûcheron aux pieds de plomb, espèce menacée ? Ce n’était pas le cas quand j’ai commencé en studio : les basses finissaien­t par avoir plus de cordes qu’une guitare, les batteurs qui touchaient leur bille ne pouvaient pas tenir une minute sans prononcer le nom de Steve Gadd, et quand il se piquaient de soul ils s’arrêtaient au motif de “Funky Drummer”, parlant de “James” comme s’ils avaient ramassé le coton avec Mister Brown. Les pionniers avaient lâché l’affaire, ou nous n’osions pas les appeler de peur qu’ils se soient mis, eux aussi, à la lutherie sans tête, alors chaque musicien sur la même longueur d’ondes était une évidence. Aujourd’hui, le goût et la technique coïncident à nouveau après le hiatus des années 80-90, tant mieux, même si l’âme ou la grâce ne sont pas garanties, au moins ça joue. Attention quand même à l’ennui : maintenant que la norme est à Herbie Flowers et James Jamerson, ça devient frais et sexy d’entendre du slap et de la fretless. Je vois passer plein de projets singuliers, intéressan­ts, des choses pour lesquelles je me serais roulé par terre au début du label, Marie Klock, Dorothée De Koon, Marek Zerba, Alice Orpheus, Fleur Offwood, Alex Rossi, avec toujours le goulet d’étrangleme­nt des radios et l’énergie démente qu’il faut pour vaincre l’indifféren­ce. “La paralysie musicale toucherait les Français à 27 ans et 3 mois” (Le Figaro, 26 juin). Je serais ainsi sclérosé depuis octobre 1990. A l’époque j’écoutais The Associatio­n, les Kinks, les Bar-Keys, Simon Fisher Turner, les Beach Boys et le premier High Llamas, s’il ne s’était rien passé depuis je n’en serais peut-être pas mort, on vit très bien sans Prodigy. Dans la file d’attente à l’aéroport, un type avec un gros casque fermé sur la tête, comme s’il fallait éviter la repisse dans le micro. Il passe le guichet d’enregistre­ment sans l’enlever ni adresser la parole à l’hôtesse, idem pour le contrôle des passeports. Je le regarde s’approcher du portique de sécurité, est-ce qu’il va essayer de le franchir comme ça ? Il se dégonfle et retire sa tétine quelques secondes, à regret, dommage. Je me suis toujours demandé ce que les mecs racontaien­t aux nanas en boîte pour les emballer, le mystère désormais ce n’est pas ce qu’on dit mais ce qu’on entend. Qu’est-ce qu’il peut bien écouter de si important ? Dans le métro, les cadres en costume slim imitent Anelka avec leur gros Beats dans les oreilles, on se croirait à Knysna, dans le bus.

“Apprend tes putains de paroles”. Je viens de me faire engueuler par Hervé, resté sur place avec ses deux sacs à dos, sa caisse claire et son chariot de cymbales après un concert dans le Domaine national de Saint-Cloud. Il a raison. Je ne vais pas chercher des excuses à mon manque de concentrat­ion mais j’ai passé la journée à ramer avec la technique et l’organisati­on pour ce truc à l’arrache, la perchette du micro n’était pas fixée, je passais mon temps à tourner autour quand je chantais en jouant au clavier, et en plus j’avais, entre les deux sets, une réunion de mon associatio­n de refuzniks sous insuline (diabeteetm­echant.org). “J’assume pleinement la responsabi­lité de cet échec et j’en tire les conséquenc­es, etc.” (L Jospin). Il y a quand même des veinards : “Finalement, je n’ai fait qu’une seule démarche profession­nelle dans ma vie : porter un papier à Rock&Folk, en 81. A partir de là, tout est venu tout seul.” Laurent Chalumeau, dans Gonzaï d’août. Un des seuls écrivains, avec Manchette, Ballard et ADG, dont j’achèterais l’intégrale en Pléiade, mais bon depuis qu’ils ont publié Jean d’Ormesson j’ai un doute sur le reste de leurs auteurs. Pour nous réconforte­r, nous les laborieux à l’ascension moins grandiose, il y a cette histoire que raconte Guy Marchand dans Schnock afin d’expliquer sa discograph­ie en pointillés : “Deux filles se promènent sur une plage. L’une entend au loin : ‘Au secours ! Au secours !’ Elle voit alors une toute petite grenouille verte par terre. Elle se penche vers l’animal qui lui dit : ‘J’étais un musicien de jazz, je faisais une tournée en Afrique et j’ai dit : “Va te faire enculer !” à un sorcier. Il m’a jeté un sort, mais si une jeune fille m’embrasse, je redeviens un musicien de jazz.’ La fille prend alors la grenouille et la met dans sa poche. Surprise, sa copine lui demande pourquoi elle n’embrasse pas la grenouille. Et l’autre de lui répondre : ‘Parce qu’on va se faire plus de fric avec une grenouille qui parle qu’avec un musicien de jazz !’ ” J’avais posé quelques questions à un autre sorcier, Todd Rundgren, qui sortait un nouvel album. Je lui disais que si on veut frimer et montrer qu’on n’est pas un imbécile il suffit de prononcer son nom, il m’avait répondu en souriant que le grand public ne connaissai­t malheureus­ement pas ce mot de passe.

“Mais le succès c’est quelqu’un comme vous, qui réussit à exprimer ce qu’il a dans le ventre, à faire ce qu’il veut tout en étant compris. Pour moi c’est ce que l’on peut faire de mieux en musique...”

Sa réponse : “J’ai toujours eu une attitude très traditionn­elle envers la musique. Beaucoup de musiciens se mesurent à travers le succès, leur classement dans les charts. Moi, je ne cesse de penser à mes musiciens préférés, des gens comme BB King ou Tony Bennett : ils jouent tout le temps et parfois on n’entend plus parler d’eux, et puis ensuite ils ont une résurgence, ils redevienne­nt populaires, mais quoiqu’il arrive ils jouent toute leur vie. Ils n’abandonnen­t jamais, ils ne se disent jamais ‘si je n’atteins pas un certain niveau de popularité,

je vais arrêter et prendre ma retraite’. Moi non plus, je ne pense jamais comme ça, j’espère que je pourrai faire ça le reste de ma vie.”

— Justement, qu’aimeriez-vous transmettr­e à d’autres musiciens ou auditeurs ?

— Cette année j’ai dû intervenir au Berklee College of Music. Je n’avais jamais fait ça et je n’avais aucune idée de ce que j’étais censé raconter. Je n’ai jamais étudié la musique dans une école, et là-bas les étudiants passent quatre ans en classe avant d’obtenir leur diplôme. C’est très dur de consacrer sa vie entière à faire de la musique. Certains d’entre eux se décourager­ont ou décideront de changer d’orientatio­n. Même lorsque je devais faire des choses sans rapport avec la musique, j’ai toujours su qu’au fond de moi j’étais un musicien, que j’étais né pour faire ça. Il y a toujours des moments où on remet cela en question. Les gens qui sont vraiment musiciens n’oublient jamais ça. Ils n’oublient jamais qu’ils sont nés pour faire de la musique, pour l’explorer et l’amener aux autres. Et ça m’apporte une forme de satisfacti­on à cette étape de ma vie, de savoir que je n’ai pas perdu mon temps.”

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