Rock & Folk

“Black Moses”

On ne juge pas un livre à sa couverture. Et un album ? Chaque mois, notre spécialist­e retrace l’histoire visuelle d’un disque, célèbre ou non.

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Isaac Hayes Première parution : 1er novembre 1971

Plus rien ne s’oppose à la gloire éternelle ! Isaac ne fut pas sauvé des eaux, mais de l’anéantisse­ment. Après le décès de sa mère, son père s’évapore dans les nimbes du monde. Alors, le tout jeune Isaac Hayes et sa soeur aînée sont recueillis par leurs grands-parents maternels. Elevé avec amour, non loin des faméliques champs de coton, il apprend à l’église le chant et le piano. Entré à 18 ans chez Stax, Hayes devient musicien de studio, arrangeur, puis trouve en David Porter son Hal David. A eux deux, ils composent des tubes pour Carla Thomas, Johnnie Taylor et surtout le duo Sam & Dave. En décembre 1967, l’avion de l’immense Otis Redding plonge dans les eaux du lac Monona. Sans sa star, le label Stax se retrouve en grande difficulté financière, d’autant qu’il découvre que tout son catalogue appartient contractue­llement à Atlantic qui distribue ses albums. Al Bell, le vice-président de Stax, décide alors de mettre sur le marché 28 albums pour renflouer la maison de disques. Quatre mois après le décès d’Otis, Martin Luther King vient à Memphis pour soutenir la grève des éboueurs noirs contre la discrimina­tion salariale. Dans son fameux et dernier discours, le révérend se voit en Moïse emmenant son peuple vers la terre promise.

Le lendemain, le pasteur King est assassiné au Lorraine Motel, lieu de villégiatu­re prisé des musiciens de Stax, principale­ment pour sa piscine, la seule de Memphis, ouverte à tous. C’est dans ce contexte de crise financière et de tension raciale que la carrière d’Isaac Hayes se met en route. Après un premier disque passé inaperçu, il saisit l’opportunit­é offerte par Al Bell de concevoir un nouvel album avec une grande liberté artistique. “Hot Buttered Soul” sort en septembre 1969. Sa pochette définit un style et un territoire. L’imposant crâne rasé — fait rare à l’époque chez les musiciens — occupe la majeure partie de l’espace et s’impose comme un nouveau monde. La terre est noire comme un fruit de l’arbre de vie. Deux ans et trois albums plus tard, la chaîne sur le corps présente sur “Hot Buttered Soul”, sera également au coeur, au propre comme au figuré, de la pochette de “Black Moses”. Sa symbolique renvoie bien évidemment à l’esclavage, mais aussi au frein psychologi­que qui plombe les ambitions afro-américaine­s face au pouvoir blanc. Mais, en devenant une parure en or, la chaîne atteste du changement de statut sans faire table rase du passé. Mais, ce changement qui doit venir, chanté par Sam Cooke, Otis Redding et tant d’autres, semble au point mort et la voie pacifiste, prônée par King, a, dans une certaine mesure, échoué. Alors, l’oasis Stax, où Blancs et Noirs jouaient ensemble, à l’image de Booker T & The MG’s, entre dans la realpoliti­k. Al Bell, en chef de chantier, va redéployer les activités de Stax vers d’autres secteurs comme le cinéma ou le sport et soutenir de nombreuses organisati­ons comme celle d’Angela Davis ou l’Operation PUSH de Jesse Jackson. Le but est de modifier l’image noire dans la perception blanche et créer une économie propre à la communauté : la terre promise. Aussi, pour inaugurer cette nouvelle ère, il est nécessaire de réécrire l’Histoire. Et, l’identité de “Black Moses” arrive à point nommé. C’est Dino Woodard, l’un des gardes du corps d’Isaac Hayes, qui le nomma ainsi en premier, devant la liesse du public à chacune de ses apparition­s. Puis, le journalist­e Chester Higgins qui, en 1971, consacre au chanteur un article dans le magazine Jet, en février 1971, nommé “The black Moses of today’s black

music”. L’occasion est trop belle pour que Larry Shaw, le directeur du marketing de Stax, laisse le surnom s’évaporer, surtout depuis le phénomène “Shaft” (dont Hayes a signé la célébrissi­me bande-son), sorti en juillet 1971. Joel Brodsky, à qui on doit les premières pochettes des Doors, celle du premier Stooges, de “Kick Out The Jams” du MC5 a également réalisé celles des précédents disques d’Isaac Hayes. Le photograph­e s’amuse à l’idée de le transforme­r en prophète. A défaut de Mer Rouge, la photo est prise au bord du Mississipp­i, ce qui est cohérent avec la mythologie afro-américaine. La tunique colorée, choisie par Hayes, évite une pose trop solennelle et ses indéboulon­nables lunettes de soleil attestent d’une mise à distance. Néanmoins, le regard est fixé vers les cieux et les mains offertes aux offrandes divines. De plus, la police de caractère du titre de l’album rappelle une écriture biblique. Isaac est un homme pieux. Mais, le tour de force de la pochette réside dans sa taille qui, en se déployant en cinq parties, devient une croix chrétienne. A un projet musical pharaoniqu­e — son deuxième double album de l’année qui a nécessité d’importants moyens techniques — lui répond une pochette hors norme. Hayes est si important qu’une pochette simple, voire double, est insuffisan­te à le contenir. Cette double réappropri­ation symbolique — Moïse et le Christ — en dit long sur le combat, toujours d’actualité, de la communauté noire et de sa recherche d’un leader charismati­que. Isaac devient le sauveur du peuple afro-américain, et plus prosaïquem­ent, celui de Stax. Un costume, peut-être surdimensi­onné pour lui au regard du pasteur King, mais qui correspond pleinement aux attentes de la société des années 70, qui voit dans les artistes le substitut idéal aux politicien­s. Et, par son succès, Isaac offre aux nouvelles génération­s un moteur essentiel : l’espoir.

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