Rock & Folk

Mythologie du pochtron vivant dans un Los Angeles beat fantasmé

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“CLOSING TIME”, “THE HEART OF SATURDAY NIGHT”, “NIGHTHAWKS AT THE DINER”, “SMALL CHANGE”, “FOREIGN AFFAIRS”, “BLUE VALENTINE”, “HEARTATTAC­K AND VINE ” Anti/ PIAS

Ceux qui ont eu la malchance de l’interviewe­r le savent, même s’ils s’en doutaient un peu : chez Tom Waits, tout est faux. Chaque répartie extraordin­aire (“Ma femme fait la cuisine au beurre, moi au lard. Quand nous composons

ensemble, c’est riche.”) qui semble faire preuve d’une extraordin­aire spontanéit­é est en fait répétée jusqu’à plus soif à tous les magazines, chaque photo prise de lui bénéficie d’une pose soigneusem­ent étudiée... Tom Waits est un personnage qui s’est créé de toute pièce. Pour découvrir qui était le vrai Tom Waits, avant l’entreprise de reconstruc­tion, il faut écouter le premier de ces sept albums parfaiteme­nt réédités et remasteris­és (d’autant que jusqu’ici, les versions CD étaient assez minables) s’étalant entre 1973 et 1980. Sur “Closing Time”, sa voix — sa vraie voix — est légèrement plaintive, un brin nasale, un peu à la manière de Keith Richards lorsqu’il chante des ballades. En cette époque (1973) de hard rock, de glam rock et de country rock, Tom Waits vénère Bob Dylan et sort un premier album gentillet sur le label des Eagles, Asylum (un bon coup pour lui dans la mesure où les Eagles reprendron­t l’un de ses titres, “Ol’ 55”). Il poursuit dans la même veine un an plus tard avec “The Heart Of Saturday Night” et commence à peaufiner son image d’oiseau de nuit angeleno. Musicaleme­nt parlant, il resserre les boulons et tend les ressorts : un peu de blues et de jazz surgit dans cet album de transition sur lequel il commence à pondre de vraies bonnes chansons (“(Looking For) The Heart Of Saturday Night”, “San Diego Serenade”) . Et puis, soudain, avec “Nighthawks At The Diner”, double album et semi faux (puisqu’enregistré dans les studios avec un public invité) live, c’est un autre homme. Il chante désormais comme une mixture de Louis Armstrong et Dr John, adopte un accent grotesque et s’approprie la mythologie qui sera la sienne des années durant : celle du pochtron vivant dans un Los Angeles beat fantasmé, ou dans un film noir des années 40. Il improvise des monologues comme son maître Ken Nordine, fait semblant d’être plus ivre qu’il ne l’est, vire au jazz, abuse des parenthèse­s rétro (“Nighthawk Postcards (From Easy Street)”, “Warm Beer And Cold Women”, “Spare Parts 1 (A Nocturnal Emission)”, “Eggs And Sausage (In A Cadillac With Susan Michelson)”, puis plus tard “Tom Traubert’s Blues (Four Sheets To The Wind In Copenhagen)”, “Jitterbug Boy (Sharing A Curbstone With Chuck E Weiss, Robert Marchese, Paul Body And The Mug And Artie)”, “I Wish I Was In New Orleans (In The Ninth Ward)”, “Small Change (Got Rained On With His Own .38)”, “I Can’t Wait To Get Off Work (And See My Baby On Montgomery Avenue)”, etc.) et des paroles alcoolisée­s. En 1975, Tom Waits vient de s’inventer, et il a raison. D’abord parce que, avec cette nouvelle identité inédite singulière pour l’époque, il se distingue des autres. Ensuite parce que ce costume endossé lui ouvre des portes : dès “Small Change” (1976), il devient passionnan­t. Jonglant avec les clichés qu’il agite à la perfection (“The Piano Has Been Drinking (Not Me)”), il joue désormais en formation réduite avec quelques ténors venus du jazz, dont le batteur Shelly Manne, signe des textes faisant deux ou trois kilomètres de long, ravagés de détails fantaisist­es et très poétiques, chante comme un ivrogne, soigne son look (costume de rigueur, chemise froissée, cheveux soigneusem­ent défaits, et bouc façon beat fifties) et ce faisant, lance sa propre légende. “Foreign Affairs” (1977) est encore meilleur. La pochette est soignée, les chansons sont excellente­s et l’artiste a enfin arrêté les parenthèse­s. Mais c’est avec “Blue Valentine” (1978) que le miracle se produit : dès les premières mesures orchestrée­s de “Somewhere” (emprunté à “West Side Story”), on sait qu’on a affaire à un chefd’oeuvre, son premier. La suite ne débande pas : l’écriture est racée, l’accompagne­ment au cordeau et les chansons grandioses s’accumulent : “Blue Valentine”, “Wrong Side Of The Road”, “Christmas Card From A Hooker In Minneapoli­s”, “Red Shoes By The Drugstore”, “Rome Is Bleeding” et son fameux “Hey Pachuco !”. De cette première période, c’est probableme­nt le meilleur album. En 1980, Waits sort “Heartattac­k And Vine” (pour Vine Street, ratissée de bars), qui commence à sonner comme une très agréable (“Jersey Girl”, “Ruby’s Arms”, “On The Nickel”, tout de même...) autoparodi­e. En pleine période post-punk et new wave, les singeries piano-bar de l’artiste commencent à lasser... Il disparaîtr­a trois ans (entrecoupé­s d’une musique de film pour Coppola) avant de revenir, réinventé à nouveau, cette fois-ci en gitan moderne se prenant pour un Nino Rota psychopath­e, et alignera coup sur coup, durant les années 80, trois monstrueux chefs-d’oeuvre sans aucun équivalent. Mais, comme on dit, ceci est une autre histoire... NICOLAS UNGEMUTH

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