BARRY MILES
“Paul McCartney a été notre premier client”
Editeur, galeriste, ami des Beatles et de la Beat Generation, cet Anglais a fait mieux que connaître les sixties, il y a participé. Il se les remémore ici.
AUCUNE CARTE DE VISITE NE PEUT RENDRE JUSTICE AUX MULTIPLES CASQUETTES DE BARRY MILES, gentleman auteur et essentielle, quoiqu’il s’en défende, figure des sixties british les plus folles. Dans une Angleterre alors au faîte de son énergie créatrice et de son inventivité, Barry Miles, ex-futur peintre devenu libraire puis éditeur de revues et de poésie, a littéralement rencontré et fréquenté chaque nom de l’art et de la musique. Il est, depuis, devenu biographe et journaliste et déploie dans chacun de ses livres, son intimissime connaissance de cette époque et le même humour et le même charme follement britannique qui lui ont sûrement valu cette incroyable brochettes de potes. Son dernier livre, “In The Sixties”, regorge d’anecdotes et de récits de première main sur cette explosion que fut cette décennie, même si l’air malicieux qu’il arbore toujours nous laisse espérer que ce délicieux bavard n’a peut-être pas encore tout dit.
A comme art
“C’est vraiment par accident que j’ai rencontré tous ces gens. Bien sûr j’ai eu la chance d’aller dans une école d’art et ça a vraiment tout changé pour beaucoup de gens de ma génération. Ça n’a pas forcément donné beaucoup d’artistes mais ça a donné beaucoup de rock’n’rollers, ce qui a changé notre point de vue culturel. J’étais un de ceux là, j’ai commencé par la peinture mais je n’étais pas bon et je me suis tourné vers les livres et l’écriture.”
B comme Burroughs
“J’ai commencé à correspondre avec Burroughs quand il était à Tanger. J’éditais une revue de poésie, alors je lui ai demandé un manuscrit et il m’a répondu avec un texte qu’on a publié dans une anthologie. On est devenus amis, on passait du temps ensemble et j’ai transformé mes exercices littéraires en une revue, International Times, qui a été le premier journal underground en Europe. Bill était très excité par tout ça et a immédiatement commencé à écrire pour nous, dès le deuxième numéro. Il était très intéressé par l’idée d’une presse underground, qui lui permettait d’être publié très rapidement, ce qu’il ne pouvait bien sûr pas faire avec ses livres. Il aimait aussi le fait que ces magazines avaient une bien plus grande audience qu’une revue de poésie. Au début de la presse undergound, il y avait alors un syndicat, l’Underground Syndicate, qui permettait à tous les articles publiés dans un de ces journaux d’être publié par n’importe lequel autre journal underground dans le monde. Burroughs a atteint comme ça un énorme public et gagné ses galons de révolutionnaire, parce qu’avant, il n’était pas connu comme un radical ou un mentor pour la jeunesse. Quand Ginsberg professait la paix et la méditation, Burroughs disait que la seule fleur qu’il aurait voulu offrir à un policier est en pot, lancée d’une fenêtre élevée. Je crois que c’était le mélange de ses idées politiques, qui étaient souvent n’importe quoi, mais qui bizarrement, avaient une sorte de vérité poétique et puis, surtout, de sa magnifique écriture. Pour moi, c’est lui la figure clef de la Beat Generation.”
C comme client
“J’avais besoin d’un endroit pour les caisses de livres avant l’ouverture de la librairie et on a entassé ça chez les parents de Peter Asher. Paul McCartney y vivait, Jane Asher était sa fiancée et, en rentrant tard le soir,
il a pris l’habitude de fouiller les piles de livres, choisissait ceux qui le tentaient et nous laissait un mot pour qu’on se fasse payer, il a été notre premier client.”
D comme dollars
“Chez les Asher, c’était comme la maison dans Peter Pan et au dernier étage, là où autrefois vivaient les domestiques, à côté des toilettes, une petite chambre de bonne, c’est là que vivait McCartney, depuis des années, depuis 1963 et on était en 1965 ! Il avait un petit lit. A côté de la fenêtre il y avait un piano de cabaret, assez bas pour que le public vous voie quand vous jouez et sur lequel il a composé des choses comme ‘Yesterday’. Il y avait un grand placard. Une fois il m’a demandé d’aller lui prendre une paire de chaussettes dans un tiroir et en fait les tiroirs étaient pleins de liasses de dollars. Les Beatles revenaient d’une tournée américaine et il les avait complètement oubliés là. Le seul indice qu’il était un Beatles était sa basse et l’ampli avec Beatles peint au pochoir dessus. Et sous le lit, des piles et des piles de disques d’or qui glissaient et sur lesquels on marchait. Paul n’était pas matérialiste du tout.”
E comme états seconds
“En 1970, William Burroughs m’a demandé de cataloguer ses archives et c’est là que j’ai commencé à bien le connaître. Pendant 7 mois, on se voyait presque tous les jours et, systématiquement, à 18 heures, il regardait sa montre et se versait une quantité industrielle de scotch et soda. La soirée pouvait commencer. J’ai atteint le stade où je vomissais pour pouvoir aller dîner, j’arrivais à peine à avancer. Il buvait des quantités phénoménales, il devenait complètement incohérent mais il avait une énergie folle.”
“Brian Jones aurait été un bon criminel : intelligent, froid, perturbé”
F comme Faithfull “J’ai donc ouvert Indica Books and Gallery avec John Dunbar et Peter Asher. Dunbar était marié avec Marianne Faithfull. A l’époque, elle était déjà très connue et ils vivaient dans un immense et luxueux appartement. Il y avait une étrange division chez eux, entre ceux, assis dans le salon, qui fumaient de la dope, écoutaient de la musique, des hippies typiques et derrière, dans le fond de l’appartement, la mère de Marianne, baronne autrichienne, la fille au pair et le bébé. Deux mondes et Marianne au milieu. La baronne sortait quand même parfois de ses quartiers pour nous voler nos cigarettes avec un culot qui nous sidérait, fauchés comme nous l’étions.” F comme femmes “Quand nous avons édité la revue Long Hair, il y avait 70 hommes au sommaire et pas une seule femme ! J’ai honte maintenant, mais personne n’y a pensé à ce moment-là. C’était une époque encore très sexiste.”
G comme Ginsberg
“Quand il habitait chez moi, il a eu 39 ans et il voulait avoir les Beatles à sa fête d’anniversaire. Des amis à lui ont dessiné de très belles invitations et John Lennon et Cynthia, George Harrison et Pattie Boyd sont venus à la fête. Mais Allen, à ce moment là s’était entièrement déshabillé, en birthday suit, tout nu donc, et il accueillait les invités avec son slip sur la tête et un écriteau ‘Ne pas déranger’ accroché au sexe. Les Beatles l’ont bien pris mais ils ont d’abord vérifié qu’il n’y avait aucun photographe dans le coin. Ils ont bu un verre et, quand ils sont partis, j’ai demandé à John pourquoi il partait si tôt. Il m’a répondu qu’on ne se tenait pas comme ça devant des filles. Pourtant, quelques années plus tard, lui aussi finalement serait nu sur la couverture d’un de ses albums (‘Unfinished Music No 1 : Two Virgins’, 1968).”
H comme héritage
“Nous avions eu alors des visions mégalos où nous imaginions utiliser le pouvoir des Beatles pour changer le monde, avec notre propre chaîne de télévision, notre station de radio, notre journal, etc. Finalement, les drogues ont empêché la réalisation de la plupart de ces projets mais la révolution culturelle a perduré, les droits des femmes, des homosexuels, des minorités, la contre-culture, tout ça vient de ces années-là et ça a changé les choses.”
I comme Indica
“J’ai trouvé du boulot chez Better Books, une librairie londonienne et c’était de loin la meilleure librairie d’avant-garde, un vrai centre culturel. C’est quand la librairie a été vendue que j’ai pensé à en ouvrir une. Quelqu’un m’a alors parlé de John Dunbar qui voulait ouvrir une galerie et lui en a parlé à Peter Asher. C’est ainsi qu’est née Indica Bookshop and Gallery. La soeur de Peter Asher, Jane, était la fiancée de Paul McCartney et il nous a non seulement en partie financé mais il a participé à tout, même les travaux de remise en état. Sauf qu’il fallait mettre des bâches sur les fenêtres pour ne pas être harcelés par les fans agglutinés dehors.”
J comme Jones
“Je l’ai connu avant tout le monde, il est aussi de Cheltenham. Je l’ai toujours connu en fait. Brian Jones aurait été un bon criminel : intelligent, froid, perturbé. Il avait un truc avec les filles mais les traitait horriblement mal. Quand Brian quitta les Stones, ce fut la fin. Ensuite tout n’allait être qu’une pâle imitation. Je le pense toujours.”
L comme LSD
“Certains pensaient vraiment que le LSD allait changer le monde, que la révolution psychédélique serait une avancée. Le LSD était encore légal.
“Finalement, les drogues ont empêché la réalisation de la plupart de ces projets”
La BBC, la télé nationale, en a même un jour distribué gratuitement à tout le monde et s’est retrouvé à filmer une foule d’une centaine de personnes prêtes à tout pour en prendre.”
M comme marijuana
“Burroughs allait voir un médecin qui lui prescrivait de la marijuana parce qu’il était parano et il était parano parce qu’il avait peur d’être arrêté parce qu’il fumait ! Il fumait partout, dans les restaurants, il était persuadé que personne ne le remarquait sauf que ça sentait évidemment très fort mais il avait l’air si convenable, avec son costume de gentleman et son air guindé, que personne n’a jamais rien dit.”
N comme “Naked Lunch”
“Le poème ‘Howl’ de Ginsberg avait donné forme à mes idées hétéroclites mais c’est ‘Le Festin Nu’ qui m’a réellement ouvert les yeux, un immense choc esthétique, à des kilomètres de ce que je connaissais. On avait Dickens, c’est tout, je ne savais pas qu’on pouvait écrire comme ça, c’était splendide. J’ai été sonné. Burroughs est le plus grand.”
P comme post-war
“L’Angleterre d’après-guerre était sinistre. Le dimanche, certaines municipalités enchaînaient même les balançoires dans les jardins publics et certaines rues de Londres n’avaient pas l’électricité dans les années 60. Les hommes d’affaires portaient des chapeaux melons et des parapluies et sur les portes des pensions à Londres, il y avait des panneaux où était écrit : ‘pas d’Irlandais, de Noirs et de chiens’.”
P comme Patti
“Patti Smith est un jour allée voir Blondie, l’a prise à part et lui a dit qu’il n’y avait pas de place pour deux femmes rock stars et que ça serait elle. Point. Debbie Harry l’a envoyée se faire voir et, un ou deux ans plus tard, c’est elle qui est devenue une star.”
R comme ragots
“Ginsberg adorait les ragots et, quand j’ai habité chez lui, pendant plusieurs mois, je lui racontais ceux que je connaissais. C’est lui qui a insisté pour que je tienne un journal à l’envers. Il adorait les histoires sur les Beatles, les Rolling Stones, toute la scène underground et il me répétait : ‘écris-le, écris-le.’ J’ai acheté des carnets et pendant plusieurs mois, j’ai écrit tout ce dont je me souvenais, tout, c’était encore récent et je pouvais encore me rappeler les détails, comme la robe que la femme de George Martin portait à une soirée. Ensuite je l’ai mis en forme, en m’appuyant sur des journaux, des lettres, tout ce qui pouvait aider à dater les évènements. J’en ai rempli à rebours des centaines de pages.”
S comme Stones vs Beatles
“On parle toujours de la rivalité entre les Stones et les Beatles mais, en réalité, il n’y en avait pas. Mick Jagger et Paul McCartney avaient l’habitude de se voir avant les sorties de single et d’albums, ils sortaient leurs agendas et se mettaient d’accord sur la date de sortie. Pas question que les disques paraissent en même temps et que l’un batte l’autre, ni les Stones ni les Beatles ne voulaient ça, surtout pas !”
T comme truite
“Richard Brautigan avait eu l’idée de faire des enregistrements chez lui, dans sa cuisine. De lui se déshabillant ou faisant son café et on s’en est servi pour son album. Il lisait des poèmes, des textes et a lu ‘La Pêche A La Truite En Amérique’ avec, en fond, le son de la rivière même où il pêchait les truites de son livre. L’album a fini par sortir en 1970 en Amérique.”
U comme underground
“Quand on a lancé International Times, en 1966, on a organisé une immense rave psychédélique où Soft Machine et Pink Floyd ont joué. C’est une fête qui a vraiment marqué la naissance d’une contre-culture et le journal est devenu une référence. La presse underground était le seul moyen de diffuser cette véritable révolution socioculturelle et nous sommes devenus assez importants pour que le gouvernement essaie de nous fermer, mais Paul McCartney nous a toujours soutenu. On a tenu un bout de temps malgré les arrestations, les saisies, la censure.”
Y comme Yoko
“J’ai très tôt vendu des oeuvres de Yoko, je devais être le seul à Londres, à l’époque. Lorsqu’elle y a enfin déménagé, elle est bien sûr venue à Indica. Et là, la veille de son vernissage, elle a rencontré Lennon. Lui était là pour se défoncer avec John Dunbar mais ils se sont tout de suite plu. Lennon est finalement parti et elle a tout fait pour rester avec lui, même l’accompagner jusqu’à la voiture, avec son mari qui l’encourageait, ce qui était, disons, un peu surprenant.”
Z comme Zapple Records
“Avec Paul McCartney, nous avons eu l’idée de faire, parallèlement à Apple Records, des disques d’interviews d’écrivains et de musiques d’avant-garde. Nous n’avons eu le temps de ne sortir que 2 disques, un de John et Yoko et un de George Harrison, avant qu’Allen Klein, le manager des Beatles ne ferme la compagnie. Nous avions prévu de sortir aussi un disque de Richard Brautigan lisant ses oeuvres. Mais, j’ai eu une histoire avec sa copine et il ne me parlait plus, alors il l’a sorti seul.”
Z comme Zappa
“Contrairement à ce que Zappa pensait, Zapple n’a pas été inspiré par son nom. C’est Lennon qui a eu l’idée, en pensant à Apple Records. A et Z. Mais c’est son ‘Freak Out !’, le premier concept album, qui a donné l’idée aux Beatles d’en faire un eux aussi et cela a donné ‘Sgt. Pepper’. Zappa est venu à Londres mais il a préféré repartir en Californie. Pourquoi ? Je crois qu’il aimait bien régner là-bas, alors qu’à Londres, il n’était pas le seul prétendant au trône.”