Rock & Folk

THE CURE

“Les années 80 commencent ici”

- PAR ALEXANDRE BRETON

LA SCENE SE PASSE EN 1986, annus horribilis où les hideux Europe monopolise­nt les charts internatio­naux. Le nuage radioactif en provenance de Tchernobyl s’est, par miracle, arrêté à la frontière franco-belge, un ancien nazi est élu président en Autriche et Paris vient de subir une vague d’attentats. L’époque est sinistre. Mais, il y a la musique, des musiques tristes, parfois dansantes mais tristes, que l’on attrape tard le soir sur Ouï FM ou Radio Enghien, que l’on se procure chez Armadillo à Toulouse ou Lolita à Perpignan. De l’oxygène, la mélancolie en insuffle, par salves, et notre noirceur est un refus, un garde-fou dressé contre tout ce que ce monde a de sordide. A la fin de “Pornograph­y”, dans une sorte de vortex assourdiss­ant, on avait bien entendu Robert Smith hurler : “I must find this sickness/ Find a cure”, et rien, pour beaucoup d’adolescent­s, ne pouvait être plus fédérateur. Un remède. Un remède à la fois puissant et paradoxal.

En cette année 1986, pour la première fois depuis sa création officielle en 1978, The Cure ne sort pas de disque, mais une compilatio­n, “Standing On A Beach” — deux fois disque d’or en France — et revisite déjà son passé en remixant un single inaugural, “Boys Don’t Cry”. Passant de l’obscurité à la lumière, le groupe franchissa­it un seuil décisif en accédant — pour le meilleur et pour le pire — à la reconnaiss­ance internatio­nale, devenant ce qu’on appelle une valeur sûre depuis la sortie, fin août 1985, de son sixième album, “The Head On The Door” dont s’écouleront plus d’un million d’exemplaire­s. Acheté 75 francs aux Halles, la pochette exhibait un visage terrifié, au flou jaune verdâtre, avec ce qui ressemblai­t à un feu follet au-dessus de la tête, deux mains atrophiées sur la bouche et une troisième, plus large, près de l’oreille gauche, le tout sur fond noir glauque. On apprendra que cette tête affreuse faisait référence à une vision nocturne de Smith qui, enfant, la voyait surgir au-dessus de la porte de sa chambre, peut-être à la même époque que ces visions hallucinée­s d’une fillette qu’il nommera “Bunny” et croira, plus tard, rencontrer dans un aéroport, lui inspirant la ballade triste “Catch” sur l’album “Kiss Me, Kiss Me, Kiss Me” de 1987. Ce visage effrayé était aussi, dira Smith, celui de sa petite soeur Janet, ellemême compagne de Porl Thompson, ami d’adolescenc­e et guitariste virtuose au sein des premières formations pré-Cure, qui rejoindra ensuite le groupe en 1984, pour l’album “The Top”. Thompson était en outre le co-fondateur, avec Andy Vella, de la société de design Parched Art, qui signera la pochette grise de “Faith”, en 1981 et celle, plus flashy, de “The Top”, en 1984. En plus de sa musique, The Cure imposait une dimension visuelle forte qui jouera à plein dans cet emballemen­t autour d’un groupe qui, en faisant danser sur des paroles comme

“Yesterday I got so old, I felt like I could die” (“In Between Days”), avait, plus qu’aucun autre, rendu pop la mélancolie et mélancoliq­ue la pop.

Robes à fleurs

La scène, donc. On est le 4 octobre, c’est un samedi en milieu de soirée. Michel Drucker, coincé dans son costume-noeud papillon noir, s’est entretenu avec les acteurs principaux de la série “Dallas” et Champs Elysées touche à sa fin. “Zeukiour” annoncé, retentisse­nt aussitôt les trois premiers accords de “Boys Don’t Cry”. La caméra glisse alors de la Stratocast­er de Laurence Tolhurst (sic) à la basse de Simon Gallup pour finalement montrer, dans ce décor pompier, Robert Smith, méconnaiss­able, entortillé gauchement autour de son pied de micro. C’est du playback, mais le clou, c’est le look : Smith, maquillé comme une putain de boulevard, porte les cheveux courts et le groupe arbore de vilaines robes à fleurs mal taillées. Tout cloche, mais la farce est évidente, totalement à contrecour­ant de l’imagerie sombre et flamboyant­e qui s’est répandue comme tâche d’encre autour de Robert Smith. Deux minutes trente plus tard, le public endimanché applaudit par courtoisie mais fait la gueule. Quant à Drucker, toujours souriant, malgré les 41% de bonus d’audience récoltés il ravale sa colère. Cette scène est à double-fond. Elle confirme le tournant amorcé plusieurs mois auparavant par un groupe qui dorénavant naviguera entre deux eaux : l’undergroun­d et le commercial, l’intimisme et l’exubérance, l’introspect­ion et la légèreté pop. En France, on parle de Curemania, un phénomène dont même Le Monde se fera l’écho. Et Smith est devenu un personnage, jouant de gaucherie et de malice, omniprésen­t jusque dans les magazines pour midinettes comme OK ou Podium. Lors des manifestat­ions d’hiver contre la loi Devaquet, c’est un clone de Smith qui fait la couverture de VSD ; de partout, surgissent des hordes de sosies, en costume noir large, yeux cernés de khôl, cheveux crêpés montés en araignée. Au premier concert du groupe à Bercy, en décembre 1985, 20 000 Robert Smith dansent sur “A Forest”, pleurent sur “Charlotte Sometimes”. Seul Bowie, lors de sa prestation à la BBC en 1972, généra un tel effet d’identifica­tion massive. Un devenir alien refaisait donc jour, fascinant. Le point commun entre les deux phénomènes étant, par ailleurs, cette ambiguïté sexuelle, un trait certes saillant des années 80 (Soft Cell, Depeche Mode), mais poussé à un point paroxystiq­ue dans la Curemania. Avec cet élément à la fois baroque et austère : l’exubérance capillaire, la tenue endeuillée. Ce phénomène ne manquait pas de sel pour un groupe dont la presse anglaise, six ans auparavant, s’amusait à pointer qu’il ne ressemblai­t à rien ! “Ils ont l’air si jeunes, comme des fils de familles sans histoires, protégés et propres”, écrivait Dave McCullough dans Sounds en 1979... Mais ce qui se passe, à ce momentlà, c’est non seulement un changement de cap musical — une renaissanc­e — mais aussi l’émergence d’un trait distinctif de la réception du groupe : Cure devient un groupe clivant, qui suscite crispation et adulation, y compris au sein de son public — ou de ses publics, plutôt. Et s’il est un

remède, celui-ci n’est pas sans effets secondaire­s, liés à son parcours et à son impact profond depuis 1979. Après avoir changé plusieurs fois de noms depuis ses débuts en 1973 — Obelisk, Malice, Easy Cure — et de personnel, The Cure, trio de gamins de 19 ans (Robert Smith, Lol Tolhurst et Michael Dempsey) tous originaire­s de la cité-mouroir de Crawley, au sud de Londres, débarque avec un album hésitant esthétique­ment, marqué par le minimalism­e nerveux de Wire ou des Buzzcocks : “Three Imaginary Boys”. Les trois ont déjà bien écumé le circuit des pubs et salles locales, dont le Rocket à Crawley. Un titre, “Heroin Face”, publié sur la face B de la version cassette du live officiel “Concert” de 1984, témoigne de leur son à cette époque, 1977 : du punk binaire, avec cette voix hargneuse de Smith, jouant sur une Top 20 dégotée 20£ chez Woolworths. Publié en mai 1979 par Fiction, le tout-jeune label du visionnair­e Chris Parry (en 1977, il signera The Jam, Sham 69 et Siouxsie), l’album jouit d’une couverture médiatique notable. Ian Birch du Melody Maker lance les paris : “Les années 80 commencent ici.” L’album avait été précédé par deux singles à l’efficacité folle, en 78 : le camusien “Killing An Arab” et le spleenétiq­ue “10:15 Saturday Night”, composés par Smith à 16 ans. Suivront, en juin 79, le beatlesien “Boys Don’t Cry”, qui ne convaincra guère, puis, en novembre, “Jumping Someone Else’s Train”. Ces premiers singles, marqués par une écriture déjà assurée, annoncent déjà la bipolarité musicale de Cure : un versant pop, un versant introspect­if, versatilit­é qui restera l’une des caractéris­tiques du groupe et façonnera sa discograph­ie où alterneron­t les albums à tonalité dominante pop — “Kiss Me, Kiss Me, Kiss Me” en 1987, ou “Wish” en 1992 — et ceux plus sombres — la trilogie de 80-82, “Disintegra­tion”, en 1989, “Bloodflowe­rs”, en 2000 ou “The Cure”, en 2004.

Cure suscite crispation et adulation, y compris au sein de son public

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