Rock & Folk

YOU SAID STRANGE

Organisate­urs de leur propre festival, experts de la débrouille et amis des Dandy Warhols, les shoegazers de Giverny sortent leur premier album.

- Jonathan Witt

“On nous a raconté qu’un mec s’était fait couper la tête devant l’hôtel”

LE ROCK TRICOLORE SE PORTE DECIDEMENT BIEN. La preuve avec ces jeunes Normands de Giverny qui ont su séduire Peter Holmström, guitariste des Dandy Warhols, avec qui ils ont usiné un excellent premier album fait de shoegaze mélodieux, lancinant, et parfois mystique. Poème en kabyle, épopée de dix minutes, rien ne semble les effrayer. C’est dans le restaurant de la Maroquiner­ie que l’on retrouve les quatre jeunes gens. Affables et fort loquaces, ils nous conteront une histoire qui illustre merveilleu­sement bien le chaos et les surprises inhérentes à la vie de rocker.

Les terres de Claude Monet

Ces You Said Strange, donc, sont articulés autour d’un binôme historique, Matthieu et Eliot, qui se sont rencontrés sous la belle lumière des terres

de Claude Monet : “J’ai rencontré Matthieu, le batteur, à la première édition du festival Rock In The Barn, à Giverny. On s’était croisés quelques fois au collège. Dans un petit bled comme Vernon, tout le monde se connaît plus ou moins. Et quand on veut faire de la musique, on n’a pas trop le choix. Martin, mon frère, nous a rejoints il y a cinq ans et Riggi il y a trois ans.” Pour Eliot et Martin, la musique est une histoire de famille :

“On allait chercher les pizzas en pédalo”

“On a toujours baigné dans ce milieu. Notre père s’occupe d’un festival de musique depuis 1998, à Giverny, plutôt axé chanson française. Très jeunes, on s’est lancés dans l’accordéon, la guitare, le piano. Puis on a découvert des groupes qui nous ont influencé, comme les Dandy Warhols, que j’écoutais sur mon petit iPod, dans le bus.” L’un des pivots de la destinée de You Said Strange résidera dans la création du très pointu festival Rock

In The Barn. Martin, l’instigateu­r, explique les dessous de l’affaire : “J’ai commencé il y a neuf ans. J’avais seize ans, et encore sous la tutelle du festival de Giverny. J’avais envie de monter une soirée. Mon père m’a dit : ‘Tiens,

prends la Grange et tu programmes tes potes.’ C’était en 2010. Les premières éditions se faisaient un peu à l’arrache. Et puis, en 2012, j’ai eu 18 ans et donc pu monter l’associatio­n. En 2014, on a pris une esthétique plus psychédéli­que avec Elephant Stone et Black Market Karma. En 2015, on a programmé The Warlocks, Wall Of Death, Acid Arab... On en sera à la neuvième édition le 29 septembre. Il y aura The KVB, Holy Wave, Matt Hollywood des Brian Jonestown Massacre et Tootard, un groupe syrien qu’on aime beaucoup. Rock In The Barn nous a permis d’accueillir des groupes, qui nous ont aidés à nous faire programmer ailleurs. On s’est construit un réseau un peu en marge et, grâce à celui-ci, on a joué un peu partout en Europe, à Glasgow, en Italie, à Lisbonne, en passant par Poznan.” Une expérience au pays de la Zubrowka, que ces joyeux drilles ne sont pas près d’oublier, et qui donne lieu à des récits qui auraient pu alimenter “Spinal Tap” : “C’était dingue. Les mecs tournaient à une bouteille de vodka chacun, au coin du feu. Poznan est une super ville. Des potes nous logeaient sur une île, et on passait avec un bac. On avait mis le camion dessus, avec tout le matériel, sur cette espèce de palette qui flottait sur l’eau, avec un gars qui la tirait avec une corde. On a pété le radiateur sur le ponton. On a eu peur de voir notre matériel couler. L’angoisse. On allait chercher les pizzas en pédalo. Mais on en garde d’excellents souvenirs, avec des gens ouverts.” Les Normands gardent également un souvenir ému de l’enregistre­ment de leur tout premier EP dans la capitale londonienn­e : “On a enregistré notre premier EP à Londres, chez les Black Market Karma, dans des conditions plutôt spéciales. C’était un petit studio correct, mais on était logés dans un hôtel à Woolwich, le quartier d’Arsenal, un endroit bien pourri. On nous a raconté que l’année précédente, un mec s’était fait couper la tête devant l’hôtel. Il n’y avait que des junkies, c’était très bizarre.” Mais l’obsti-nation et le travail paient. Ayant patiemment construit son réseau, You Said Strange finit par se voir offrir la première partie des Dandy Warhols : “Le Tetris, au Havre, les accueillai­t et, comme on con-naissait le patron, on s’est proposés. On a envoyé nos titres.

Deux mois après, nous avons appris que le guitariste des Dandy Warhols, Peter Holmström, avait écouté nos morceaux et qu’il nous voulait sur les cinq dates françaises. L’année d’après, ils nous ont invité à l’Aéronef à Lille, en tant que simples spectateur­s. On a sauté sur l’occasion pour demander à Peter si il voulait bien produire l’album. Il nous a directemen­t répondu qu’il allait le faire.” Et les voilà partis du côté de Portland, Oregon, pour une passionnan­te aventure : “On a eu la chance de profiter de 23 jours de studio, chez Peter, ce qui est beaucoup pour un groupe débutant. Il y avait tout le matériel des Dandy Warhols. C’est un espèce de grand hangar avec un studio, une salle de concert pour les répétition­s scéniques, et un bar à vin juste à côté. Il a apporté tous ses petits secrets de fabrique, qu’il a accumulés au cours des années. C’était la première fois qu’il se plaçait comme producteur sur un autre groupe.” C’est aussi l’occasion pour You Said Strange de donner son premier concert outre

Atlantique. Là encore, l’épisode est assez croquignol­et : “Une copine de la fille des personnes chez qui on logeait avait un groupe, qui jouait un soir dans un resto chinois. Une bonne occasion pour nous. C’était une soirée avec trois groupes, à Chinatown, sauf que les Chinois n’étaient plus là, et qu’il n’y avait que des drogués dans ce quartier. Courtney Taylor-Taylor nous avait recommandé de ne rien accepter de ce qu’on nous tendait. Au détail près que ce soir-là on fêtait un anniversai­re, et les types de la salle avaient préparé un gâteau... On était tous à se demander ce qu’on allait faire, en pensant à Courtney. On l’a goûté et finalement, il était normal ce gâteau ! Il y avait beaucoup de mineurs car ils ne peuvent aller dans un endroit où l’on sert de l’alcool. D’où ce resto chinois ultra mal famé, qui était plus décadent qu’un bar classique. C’est là qu’on voit l’hypocrisie du système américain.”

Chant religieux planant

Et la musique ? You Said Strange pratique un shoegaze ensorcelan­t

dont les inspiratio­ns sont parfois surprenant­es : “On écoute beaucoup de musiques traditionn­elles du monde. La religion est un prétexte à musique, comme avec le gospel ou le kawali, qui est un chant religieux indo-pakistanai­s. Dans ce dernier, il y a des morceaux de 20 minutes, bien planants. On aspire tous à une forme de spirituali­té. C’est assez universel de croire en quelque chose. On est tous athées, mais c’est poétique de croire.” L’exemple le plus parfait en est certaineme­nt l’épique “The Way To The Holy War”, plus de quatorze lancinante­s minutes. Un premier disque brillant, donc, par de jeunes gens attachants, que l’on espère suivre longtemps. ★

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De gauche à droite : Eliot Carrière, Matthieu Vaugelade, Hector Riggi et Martin Carrière

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