THE CORAL
Lumineux mais malchanceux dans les années 2000, les héroïques Scousers reviennent ici sur leur histoire, à la faveur d’un neuvième album mélodieux.
“Dans un sens, nous étions des péquenauds montés à la ville”
EXISTE-T-IL ENCORE DES GROUPES CULTES EN 2018 ? Du Velvet Underground aux artistes jadis obscurs tels que Love, Sixto Rodriguez, des groupes estampillés Nuggets aux précurseurs du punk, du metal et de la techno : tout est connu, défriché, érigé en classique, diffusé dans les publicités. Le culte est désormais à chercher dans l’histoire proche, dans ce début de 21ème siècle peu favorable aux esthètes de la pop, qui a vu quelques artistes magnifiques flirter brièvement avec le succès avant de s’en aller vivoter dans les sphères indé. C’est cette trajectoire qu’a suivi The Coral, sextette surdoué qui, au début des années 2000, a à lui seul réveillé la scène rock de Liverpool et n’a jamais publié l’ombre d’un mauvais album, jalonnant sa carrière de pépites pop inoubliables. Pourtant, le meilleur groupe de sa génération ouvre aujourd’hui pour des tâcherons moins talentueux que lui (comme Manic Street Preachers récemment) et, quand Franz Ferdinand, Kasabian ou Arctic Monkeys sont devenus des noms qui remplissent les très grosses salles en quelques clics, celui de The Coral ne circule qu’entre connaisseurs avisés, comme un bon plan qu’on se refile entre amis. How did it all go wrong ? Réponse dans un hôtel parisien avec les deux têtes pensantes, James Skelly (guitare/ chant) et Nick Power (clavier) étonnamment affables et heureux de revenir sur leur histoire.
A propos d’un épouvantail
Diantre, quel accent... Linguistiquement parlant, Power et Skelly proposent deux façons différentes d’aborder l’idiome scouse. Power, de sa voix grave placide, se place dans le sillon d’un Ringo Starr. Skelly, de sa voix plus haute, s’apparente plus à l’ex-footballeur Jamie Carragher (à l’accent si opaque que ses interviews sont parfois sous-titrées).
Venus de Hoylake (dans la péninsule du Wirral, sur l’autre rive de la Mersey, face à Liverpool), les deux compères sont rescapés d’un groupe qui a vu partir plusieurs de ses éléments au fil des années, après des débuts tonitruants. Les six membres de The Coral jouaient ensemble depuis l’âge de treize ans quand le destin est venu frapper à leur porte en la personne d’Alan Wills (ancien batteur de Shack, fondateur du
label Deltasonic, aujourd’hui décédé). Nick Power se souvient : “Alan Wills ne nous avais jamais entendu jouer, mais il est venu à un de nos concerts après avoir vu une de nos affiches. Ian (Skelly, frère de James,
batteur et graphiste) avait fait un poster avec son grand-père lobotomisé et un paysage onirique sortant de sa tête explosée. Il nous a quasiment signé sur la foi du poster.” Skelly renchérit : “Il a monté le label pour nous. Il a hypothéqué sa maison pour créer Deltasonic. Il avait une idée très claire de ce qu’il voulait faire : ‘On va sortir trois EP et on verra.’ Alors on a fait ‘Shadows Fall’ et ça a dépassé toutes les attentes. C’était dingue. Je pense qu’Alan voulait qu’on prenne le temps d’apprendre, de mûrir, un peu comme REM ou Bruce Springsteen, mais on a tout de suite explosé.” Il faut dire qu’en 2001, le royaume se cherchait de nouveaux héros rock. Le genre, moribond un an plus tôt, frémissait à nouveau et une vague de groupes n’allait pas tarder à émerger. James Skelly s’emballe : “En 2001, il y avait les Strokes et les White Stripes, mais en Angleterre il n’y avait que nous ! Nous étions le premier groupe de la nouvelle vague de rock britannique de l’après-Oasis à émerger. Tout le monde s’est enflammé sur les Libertines parce qu’ils viennent de Londres mais nous étions là avant eux. Le premier album des Strokes est sorti après notre single, les gens oublient ça. Je pense que si nous avions été un groupe londonien, les choses auraient été différentes.” On touche ici au coeur d’un sujet sensible. Porté par un single pop génial, “Dreaming Of You”, le premier album de The Coral a atteint le top 5 des charts britanniques en 2002, avant d’être nominé au prestigieux Mercury Prize en fin d’année. Une cérémonie à laquelle le groupe n’a pas assisté parce qu’il ne voulait pas annuler sa partie de foot hebdomadaire. L’année suivante,
“Magic And Medicine”, son sublime successeur, s’est installé dès sa sortie au sommet des ventes. Le groupe semble alors pourtant vivre dans sa bulle et continue à filmer des courts-métrages délirants pour lesquels il écrit des bandes originales. “Nous ne tournions pas tellement à l’époque” s’amuse Skelly, “On nous a proposé d’aller en Australie, on
a répondu : ‘Bof.’ On était contents de rester à Liverpool, de fumer de l’herbe. Quand on nous proposait de faire une tournée de six semaines, on disait : ‘Hmmm, non merci... on
préfère faire un film à propos d’un épouvantail.’ Ce n’est pas que nous n’en avions rien à faire, mais nous pensions pouvoir faire ce que nous voulions et quand même réussir. Mais ne vous méprenez pas, quand ça s’éloigne de vous, vous vous dites : ‘merde.’ Mais bon, dans un sens, nous étions des péquenauds montés à la ville...”
Sabotage inconscient
Au sommet de sa gloire, The Coral décide de publier en tirage limité un album psychédélique barré ayant pour sujet les fils cachés de Boris Becker (“Nightfreak And The Sons Of Becker”). Un contre-pied aussi magnifique que suicidaire qui déroute le grand public. “C’était de l’auto-sabotage, avoue Power. C’était sans doute un moyen de reprendre le contrôle de ce train qui roulait très vite. Nous étions sur la route depuis trois ans, depuis nos 17- 18 ans. Aucun d’entre nous n’avait son propre appartement, on travaillait tout le temps. C’est un acte de sabotage inconscient qui nous a permis de prendre une année off ensuite et régler nos problèmes personnels.”
Désinvolte, Skelly ajoute : “Et ensuite j’ai fait une dépression, qui a duré... oh !... bien 8 à 10 ans.” avant d’exploser de rire. On évoque alors “The Invisible Invasion”, sorti en 2004, qui reflète, dans sa noirceur, le mal-être du groupe. S’ensuit un étonnant ping-pong verbal autour des déboires
du chanteur. “Oh oui, c’était sévère à ce momentlà” s’amuse Skelly. “Comme les années 80 de Brian Wilson” poursuit Power. “C’était vraiment ‘The Invisible Invasion featuring Roky Erickson’,
ajoute Skelly. Quand tu en es là, que tu retournes au nounours de ton enfance, que tu lui parles pour essayer de retrouver qui tu es, et que tu réalises que tu es un connard, il faut tout recommencer... C’était la première dépression. Et puis c’est allé mieux, et puis je me suis rendu compte que je faisais une deuxième dépression ! (hilarité générale) Puis est arrivé ‘Butterfly
House’.” Power tente un calembour : “Le premier break du breakdown !” Skelly :
“Beaucoup de gens disent aujourd’hui que c’est notre meilleur album. Les jeunes groupes qu’on croise ou avec qui on travaille nous parlent toujours de ce disque.” Malgré ce parcours heurté, les allers et retours du guitariste surdoué mais troublé Bill RyderJones (qui est définitivement parti en 2008) puis le départ de Lee Southall en 2015, The Coral possède une des discographies les plus passionnantes de la dernière décennie, sans aucune faute de goût et emplie de merveilleuses faces B qui auraient de quoi rendre fou de jalousie n’importe quel groupe — on pense à l’acoustique “Boy At The Window”, les ballades “Darkness” ou “God Knows”. Le groupe a même récemment exhumé un album perdu, “The Curse Of Love”, enregistré après “The Invisible Invasion” entre 2005 et 2007, mais publié en 2014. “Quand nous l’avons fait, Bill n’était plus dans le groupe, puis il est revenu alors nous avons décidé de le mettre de côté pour faire quelque chose de neuf, ce qui a donné ‘ Roots & Echoes’.” Power précise : “Quand les droits des chansons nous sont revenus, nous avons récupéré les bandes et décidé de publier ‘The Curse Of Love’ sur notre label Skeleton Key.” James Skelly s’enflamme : “Je trouve que c’est un album en avance sur son temps. On y entend ce genre de choses qu’on retrouve aujourd’hui chez Bon Iver ou Fleet Foxes, que peu de gens faisaient à l’époque. Ça sortait de l’ordinaire, un peu comme le dernier album des Arctic Monkeys aujourd’hui, avec ce côté excentrique.”
La stratégie de l’échec
Aujourd’hui, les membres du groupe semblent en paix avec eux-mêmes. En témoigne cet excellent nouvel album, “Move Through The Dawn”, qui montre un groupe sûr de sa force. “C’est sans doute la première fois, depuis le premier album, ou le deuxième, que le groupe est stable, et c’est très appréciable” sourit Skelly. L’album précédent, “Distance Inbetween” était survenu après un long hiatus qui avait vu les membres de The Coral s’éparpiller dans des projets solo. On a longtemps cru le groupe mort, mais il est revenu en 2016 dans une forme plus brute, sans ses deux guitaristes historiques, accompagné de Paul Molloy, qui avait déjà servi de roue de secours aux Zutons. Il en avait résulté l’énergique “Distance Inbetween”, dont “Move Through The Dawn” prend aujourd’hui le contre-pied : “‘Distance Inbetween’ était un album sombre qui avait débuté autour de la batterie et de la basse. Nous voulions revenir aux chansons. L’idée, par-dessus tout, était de trouver des mélodies pures.” explique Skelly qui s’esclaffe quand on lui parle de cette étonnante pochette aux couleurs criardes qui évoque un mauvais bootleg japonais. “Un des concepts que nous avions pour l’album, c’était de faire un album mythique des années 80, comme ces compilations des Beach Boys sorties à l’époque. Je voyais toujours ces horribles pochettes tardives de groupes sixties que je trouvais abominables, mais quand j’écoutais le disque, c’était déroutant car il y avait des chansons magnifiques à l’intérieur. C’est ce décalage fou qu’on essayait de muer en oeuvre d’art.” D’où cette pochette flashy qui sort du classicisme du groupe, avec des idéogrammes asiatiques inventés (“Quand on a voulu mettre des vrais signes, ça ne rendait pas aussi bien”), des chemises hawaïennes et un lion (“Sans raison aucune”). Nick Power : “Nous avions une pochette très classieuse pour l’album, sur laquelle Ian a travaillé durant quatre mois. On a fait ce truc en dix minutes, juste pour déconner et puis on s’est dit : ‘C’est ça.’ On ne voulait pas se prendre trop au sérieux, on voulait faire un truc ridicule. On sourit rien qu’à y penser, vous souriez aussi, c’est qu’elle est réussie !” La stratégie de l’échec a encore frappé.