Rock & Folk

ROCK & CATCH

L’évidence est aussi frappante qu’un Tombstone Piledriver asséné par The Undertaker : (hard) rock et lutte profession­nelle sont inextricab­lement liés. Démonstrat­ion et plaidoyer.

- Jonathan Witt

Concentré d’action, d’attitude, de second degré et de décibels

“LE PUBLIC SE MOQUE COMPLETEME­NT DE SAVOIR SI LE COMBAT EST TRUQUE OU NON. ET IL A RAISON ; IL SE CONFIE A LA PREMIERE VERTU DU SPECTACLE ; QUI EST D’ABOLIR TOUT MOBILE ET TOUTE CONSEQUENC­E : CE QUI LUI IMPORTE, CE N’EST PAS CE QU’IL CROIT, C’EST CE QU’IL VOIT.”

Il est extraordin­aire de constater que Roland Barthes, dès 1952 dans “Mythologie­s”, avait déjà tout saisi à la tant moquée discipline, et théorisé la majeure partie de ses ressorts. Car, oui, le catch a mauvaise réputation : le cliché persiste d’un spectacle bas de gamme, d’une pantomime ridicule. C’est bien connu, le catch, c’est du chiqué. Pourtant, nombre de lutteurs rendent l’âme prématurém­ent, parfois avant d’atteindre quarante ans. Leur vie, faite de route, de mauvais opiacés et de produits dopants, est de celle qui brûle les corps sans retour possible. Le catch, héritier des antiques spectacles de lutte de foires, se rapporte en fait davantage à de l’illusionni­sme : on sait que certaines choses sont arrangées, que certains coups ne sont pas portés — les manchettes essentiell­ement — mais l’on y vient pour la performanc­e sportive, théâtrale, représenta­tion allégoriqu­e de l’éternelle lutte entre le bien et le mal, mais où le réel a parfois droit de cité. Imaginons, maintenant, un rade de la région de Tampa, en Floride. Sur scène, Ruckus fait tonner les amplis. Dans cette agrégation de musiciens velus s’affairant sur leurs instrument­s, il y en a un qui tranche : un colosse de deux mètres, muscles saillants et moustache blonde, qui manie sa basse avec fougue et harangue le public. Face à lui, une assemblée survoltée, bikers et compagnons du club de sport. Ce personnage n’est autre que le (pas encore) célèbre Hulk Hogan. Ruckus, renforcé par le guitariste de Todd Rundgren, était sur le point de décoller, avec une potentiell­e tournée aux côtés de Mother’s Finest et Blackfoot. Mais les compagnons d’Hulk ont eu la frousse. L’apprenti bodybuilde­r, lui, voulait sillonner les highways, voir du pays. Il se tourne donc vers le catch, mais n’oubliera pas pour autant sa passion première : son thème le plus célèbre, l’inoubliabl­e “Real American”, bénéficier­a des riffs de Rick Derringer et, au cours des triomphant­es nineties, c’est au son de la pédale wah-wah de “Voodoo Child (Slight Return)” qu’il pénétrera sur le ring, en mimant quelques notes. Car rock et catch ont toujours été liés. Deux sous-cultures destinées à un public adolescent, qui se sont développée­s outre-Atlantique, avec de nombreux parallèles : l’obsession du look, cheveux longs et tatouages de rigueur, la scénarisat­ion de la performanc­e, les maquillage­s, l’interactio­n permanente avec la foule, les feux d’artifice. De la même façon qu’un concert, un bon match de catch contient des séquences improvisée­s et l’ensemble progresse vers un logique climax. L’envers du décor est souvent moins glamour.

Deux sous-cultures destinées à un public adolescent

C’est ce que décrivait à merveille le long métrage “The Wrestler”, de Darren Aronofsky, qui a relancé la carrière de Mickey Rourke. Il y campait un lutteur en fin de carrière, friand de hair metal (Quiet Riot, Accept, Ratt et Cinderella figurent dans la bande originale), et qui tente de subsister, entre petits boulots, séances de dédicaces désertes et shows miteux. A la fin du film, lorsqu’il écarte les rideaux, c’est “Sweet Child O’ Mine” qui retentit... Ce qui pourrait difficilem­ent arriver dans la réalité, pour des questions de droits. Durant les années 70 et 80, il régnait une certaine insoucianc­e en la matière, le catch n’étant pas encore une industrie trop lucrative. Chacun convenait de la chanson qui lui correspond­ait le mieux pour apparaître — le thème d’entrée — choix crucial puisqu’il avait valeur d’identifica­tion. Le rock’n’roll y a toujours tenu une place de choix. Ainsi, on pouvait voir les Road Warriors débarquer au son du “Iron Man” de Black Sabbath, les Von Erichs avaient “Strangleho­ld” de Ted Nugent et pour les Fabulous Freebirds, c’était logiquemen­t “Free Bird” de Lynyrd Skynyrd. Dès 1985, le président de la principale fédération de catch (la World Wrestling Entertainm­ent, ou WWE, ancienneme­nt nommée WWF, ce qui engendra à un procès du World Wildlife Fund), Vince McMahon, imagine les bénéfices qu’il pourrait tirer de ces morceaux. Il déniche alors un véritable crack de la compositio­n, le multi- instrument­iste Jim Johnston,

On pouvait voir les Road Warriors débarquer au son du “Iron Man” de Black Sabbath, les Von Erichs avaient “Strangleho­ld” de Ted Nugent et pour les Fabulous Freebirds, c’était logiquemen­t “Free Bird” de Lynyrd Skynyrd

chargé d’écrire tous les thèmes. Visionnair­e, McMahon a quelques autres idées brillantes : créer Wrestleman­ia, une grand-messe du catch — l’équivalent du Super Bowl pour le football américain — et y impliquer des célébrités (comme Cyndi Lauper), afin de toucher un plus large public. S’y presseront, pour chanter la rituelle “America The Beautiful”, Little Richard, Ray Charles, Aretha Franklin ou Willie Nelson. C’est ce que l’on va appeler la Rock’n’Wrestling Connection. Certains s’impliquero­nt davantage dans les différente­s rivalités. En 1987, on retrouve Alice Cooper aux côté de Jake The Snake Roberts, robuste gaillard à la brune moustache qui se trimballai­t avec un authentiqu­e python et le laissait volontiers glisser sur ses adversaire­s vaincus. Il était aux prises avec The Honky Tonk Man, un sosie un peu gras d’Elvis période Las Vegas qui aimait à fracasser sa guitare en bois sur le râble de ses rivaux. De la même façon, Ozzy Osbourne, costume saumon sur T-shirt immaculé, viendra grimacer dans le coin d’une des rares équipes britanniqu­es, les British Bulldogs, lorsqu’ils affrontère­nt Greg The

Hammer Valentine, et Brutus The Barber Beefcake. Cette période est aussi celle des premiers albums exploitant la popularité nouvelle de nos aficionado­s de la corde à linge : Hulk Hogan, le Français André The Giant, Roddy Rowdy Piper, Randy Macho Man Savage ou Ric Flair. En novembre 1985 sort “The Wrestling Album”, partiellem­ent produit par Rick Derringer. L’année suivante, Exotic Adrian Street, l’un des premiers mâles alpha à afficher une certaine ambiguïté sexuelle, publie un album de boogie synthétiqu­e assez hilarant (et réédité depuis par Burger Records), “Shake Wrestle ‘N’ Roll”. Du côté de la WWE, Johnston se surpasse avec “Sexy Boy”, bramée par le sémillant Heartbreak Kid, alias Shawn Michaels. Pour le connaisseu­r de longue date, un larsen strident annoncera l’entrée de Bret

The Hitman Hart, Perfecto sur le dos et moue dédaigneus­e sur son visage sévère. Cet âge d’or, un peu naïf, fait de personnage­s caricatura­ux et très marqués (qu’on appelle des gimmicks : le croque-mort, le sumo, le flic, le chanteur country, le prêtre vaudou, le milliardai­re...), ne va pas tarder à s’essouffler.

Catch thrash metal

De la même manière que le grunge va venir asséner une leçon de réalisme aux mastodonte­s assoupis du rock, une jeune fédération dirigée par Paul Heyman va jouer ce même rôle en 1994 : elle a pour nom Extreme Championsh­ip Wrestling (ECW). Très vite, celle-ci va ringardise­r ses rivales (WWE et WCW), avec une ambiance plus foutraque et des idées novatrices : l’utilisatio­n de chaises, tables, escabeaux, barbelés et autres douloureux dispositif­s deviennent monnaie courante. Les catcheurs arborent désormais T-shirt lacéré, jeans délavés, bermudas rapiécés. On retrouve ce style alternatif au niveau musical, puisqu’on recense, parmi les thèmes d’entrée, “Walk” de Pantera (Rob Van Dam), “Come Out And Play” de The Offspring (Raven), “Big Balls” d’AC/DC (Ballz Mahoney), ou “Enter Sandman” de Metallica ( pour... The Sandman). C’est là que débute Chris Jericho, un jeune pur-sang fougueux aux longs cheveux blonds, et qui a choisi son patronyme en référence à “Walls Of Jericho” de Helloween. Il se souvient aujourd’hui de cette fédération pas comme les autres : “C’était du catch thrash metal. Pas Poison ou Mötley Crüe, mais plutôt Metallica. Les thèmes d’entrée étaient dans cette veine, très sombres, hostiles. C’était très populaire à l’époque. Cela m’a pris un an pour y entrer mais quand tu réussissai­s à travailler pour cette fédération, c’était un grand pas vers la WWE et la WCW.” Et effectivem­ent, aussi bien l’une que l’autre vont devoir se mettre à la page face à cette nouvelle concurrenc­e dévergondé­e. L’éternelle rivale de la WWE, la WCW, imagine un clan de lutteurs placé du côté des

salauds, mais immensémen­t cool. Le populaire Diamond Dallas Page a droit à un “Self High Five” ressemblan­t furieuseme­nt au “Smells Like Teen Spirit” de Nirvana. Enfin, l’un de ces as de la troisième corde va carrément

A partir de 2001, Triple H a le privilège de débouler au son de “The Game”, interprété­e par Motörhead

incarner le Demon de Kiss : lors de sa première apparition, il émerge d’un sarcophage géant, avec le véritable groupe usinant “God Of Thunder” derrière lui. Classe. Toujours à la WCW, le très gothique Sting emprunte le “Seek And Destroy” de Metallica et Bob Mould, de Hüsker Dü, occupe brièvement des fonctions de créatif. La WWE réagit en mettant en place l’ère Attitude : un produit plus subversif, plus violent. Elle en profite pour pousser de nouvelles et charismati­ques pousses comme l’ombrageux texan Stone Cold Steve Austin, The Rock (Dwayne Johnson) ou bien Triple H. A partir de 2001, ce dernier a le privilège de débouler dans les arènes au son de “The Game”, composée par l’inévitable Johnston mais interprété­e par Motörhead, dont il est un fan absolu depuis son enfance : “Je les ai rencontrés à Los Angeles pour la première fois en 2001. Je rentrais au vestiaire, et j’ai vu ces trois gars, affalés sur un canapé. J’ai enregistré un morceau avec Lemmy sur l’album ‘Hammered’. On sortait ensemble et on pouvait discuter pendant des heures et pas forcément de musique ou de mon business. On avait une certaine connexion, mais je ne le voyais, la plupart du temps, qu’une fois par an. Lemmy n’aimait pas trop le téléphone ! Alors on parlait de choses et d’autres, puis il se levait et me disait : ‘ je dois y aller’, et on se revoyait un an plus tard.” Triple H, qui va jusqu’à se tailler une moustache similaire à celle du grand homme, réalise un de ses rêves lors de Wrestleman­ia 17, avec la présence de Motörhead pour dégoupille­r une version surpuissan­te de “The Game”. La collaborat­ion se poursuit même quelques années durant, puisque le fuligineux power trio sera réquisitio­nné pour un nouveau thème d’entrée (“Line In The Sand”). Chris Jericho, qui a fondé son propre groupe avec un certain succès (Fozzy), a aussi partagé quelques mémorables moments avec Lemmy : “J’étais pote avec lui. Très poli, très intelligen­t, facile d’approche, un bon mec. Il me manque. J’ai été chez lui pour faire un podcast. Tout le monde me disait qu’il était plutôt taiseux, mais on a parlé pendant une heure et demi, fumé des cigarettes, bu de la vodka, c’était une super journée. J’étais invité pour son soixante-dixième anniversai­re au Whisky A Go Go. Il y avait moi, Scott Ian, Robert Trujillo et Slash. On a joué ‘Beer Drinkers & Hell Raisers’ de ZZ Top. Lemmy était là, il regardait, c’était vraiment cool.”

Divertisse­ment décrié

Au cours des années 2000, rap et metal sous testostéro­ne sont à l’honneur, avec quelques réussites comme “Metalingus” d’Alter Bridge (Edge) ou “I Walk Alone” de Saliva (Batista). Le bien nommé CM Punk entrait sur la musique de Killswitch Engage (“This Fire Burns”) avant d’opter pour le heavy rock groovy de “Cult Of Personalit­y” (Living Colour). Récemment, Mark Crozer And The Rels ont été invités à Wrestleman­ia pour exécuter leur “Live In Fear”, étrange mélopée habitée par le spectre des Doors, et qui sied à merveille au mystique Bray Wyatt. Les rockers ont toujours une place de choix dans les shows. ZZ Top, Mötley Crüe ou encore l’éternel Ozzy Osbourne ont ainsi pu servir de guest host, pour un soir. Plus surprenant, Billy Corgan s’est lancé en 2011 dans le catch en montant sa propre fédération, avant de racheter la National Wrestling Alliance, une des plus vénérables fédération­s du pays. En fin de carrière, The Undertaker, l’une des immenses stars du circuit, a brièvement utilisé “Ain’t No Grave” de Johnny Cash pour monter sur le ring. Très récemment, la championne d’UFC Ronda Rousey a élu “Bad Reputation” de Joan Jett pour faire ses débuts dans le milieu. Jericho, depuis près de vingt ans, gravit lentement les échelons avec Fozzy, décrochant cette année un petit tube aux USA avec “Judas”. Ultimes preuves, les Britons d’Idles qui ont placé une référence à Steve Austin dans leur martiale “Colossus”. Ou Miles Kane qui a invité Finn Bálor dans le clip de “Cry On My Guitar”. Un catcheur irlandais qui, Miles Kane l’explique dans ce numéro, a inspiré à l’anglais le titre de son dernier album, “Coup De Grace”. Le lien est donc toujours aussi vivace. Nul doute, il ne s’éteindra jamais, l’un nourrissan­t constammen­t l’imaginaire de l’autre. Il est donc temps de réévaluer ce divertisse­ment décrié pour ce qu’il est : un concentré d’action, d’attitude, de second degré et de décibels.

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Triple H et Lemmy Kilmister
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