Rock & Folk

DRUGSTORE & CHAMPS-ELYSEES

Premier volet d’une série consacrée aux nuits parisienne­s : l’histoire de ce fascinant magasin qui, dans les années 60, fut le lieu où tout se passait pour une jeunesse en attente d’aventure.

- Patrick Eudeline

AVEC MON AMI TRISTAN, NOUS PASSIONS NOS JEUDIS APRES-MIDI et nos samedis sur les ChampsElys­ées. C’était — comment dire ? — instinctif, juste des bébés minets qui vont vers la lumière, vêtus de leurs plus beaux atours. Et la lumière était là. Pour le Drugstore bien sûr, mais aussi pour le New Store, et le DrugWest. Pour Lido Musique, Sinfonia, le Pub Renault, Weston et O’ Kennedy. Nous n’allions pas tarder à découvrir le Top Ten. Inutile de dire ce que cela représente pour un ado de treize ans de voir Stevie Winwood ou Julie Driscoll en live, un jeudi après-midi. Même le Monoprix était une fête (ah ! la marque country, qui faisait même des badges hippie et des foulards indiens, et de faux shetlands à 25 francs). Ces Champs-là, bien sûr, sont perdus à jamais.

Plus tard... Vers 1973, j’étais alors une débutante dans le monde

et le label ancien du Drugstore me fascinait. Le mythe de la bande du Drugstore était né, avec ses questions existentie­lles : Jean-Jacques Schuhl en faisait-il partie ? Et Gérard Manset et Marc Porel étaient-ils aussi beaux qu’on le dit ? Que faisaient-ils exactement au Drugstore ? J’ai mis des années à comprendre. En fait, ils glandaient près de l’entrée, feuilletai­ent la presse (on y trouvait le Melody Maker !) ou se sustentaie­nt d’un épisodique hamburger, banana split ou croque hawaïen au restaurant américain. Et puis... ils cherchaien­t des deals de shetlands volés et des adresses de boums ou de rallyes pour le samedi soir. J’ai essayé de raconter tout cela dans “Rue Des Martyrs” chez Grasset. Même si j’étais trop jeune pour avoir connu le vrai Drugstore. Avant moi, il y eut le roman et le film de François Armanet : “La Bande Du Drugstore”. Mais on y parle peu du Drug et de ses fidèles, en fait. Davantage de la meilleure manière de fatiguer un trench-coat. Bon d’accord. On est en plein dans le sujet.

Tout a commencé là-bas. Sur la plus belle avenue du monde.

Touristes comme Elvis (qui y alla au cinéma lors de sa fort peu documentée virée parisienne, entra même au Drugstore et séduit une des deux Bluebell Girls. La fiancée de Marcel Amont ou l’autre ? Mystère !) C’est là que les Beatles, en semblable virée, flashèrent sur des photos de films avec Jean-Claude Brialy ou Gérard Blain et décidèrent de se coiffer autrement. Le saviez-vous ? La France alors, pour les mods et tous gens de goût, était une sorte de centre du monde. Oui. Les Champs. L’adolescenc­e était née dans les années 50. Les jeunes avaient soudain des moeurs, une apparence et des lois qui leur étaient propres, une musique, des films et des lectures. Selon les enquêtes d’alors, ils fumaient bien plus que leurs parents, étaient obsédés par motos et voitures et, surtout, allaient au café. Il y eut une culture des cafés. Avant les boîtes et autres discos. Et des bandes y naissaient. Tout avait commencé, bien sûr, en ce royaume que fut Saint-Germain-des-Prés. Là où on pouvait croiser Hugues Aufray jouant du Lonnie Donegan et du Big Bill Broonzy en terrasse, Jean Yanne et le beau Serge. C’était encore un monde d’adulte. Mais vite, dès 1960, le Drugstore a poussé. Et tout allait commencer au Français. Ce café en bas des Champs avait la plus belle bande. Avant d’être concurrenc­é par le Scossa et plusieurs autres. Ce sont nos absolute beginners. Comme le raconte Serge Kruger, acteur privilégié. Le Drugstore, dès le début, attire habitués du Français, minets et marinettes des quartiers avoisinant­s. Jeunes gens qui écoutent du jazz et certains, comme Boris Bergman, le rock’n’roll naissant (Screamin’ Jay Hawkins, les Everly Brothers). Oui, certains, comme le futur Ronnie Bird sont déjà des fous du rock pionnier. Pourtant, c’est une bande différente de celle que le Golf Drouot peut rassembler, la dichotomie à l’anglaise, mods contre rockers, existe alors bel et bien, même si elle est plus diffuse ici qu’en Angleterre. Rappelons que les premiers mods anglais étaient souvent plus petit bourgeois qu’on a bien voulu le dire. Ceux des débuts, ceux des écoles d’art. Parmi ces bandes qui se sont succédé, On peut citer, comme Drugstorie­ns notoires : François Jouffa, Jean-Bernard Hebey, Serge Kruger, Claude Lazar, Gérard Manset, Fabienne Shine, Marc Zermati, Gilles Sinclair, Ronnie Bird, Zouzou, Paul-Loup Sulitzer, Boris Bergman, Guy Senghor, Frédéric Pardo, Nicole Laguigner, Margaret (future Clémenti), Michel Taittinger, Benoît Jacquot, Martine Simonet, Marc Porel, Jean-Marie Périer, Patrick Diestch, Anne-Marie Santoni, Patrick Legros-Gisors, Thierry Mendès-France, Aldo Bucci, Jean-Guy Gingembre, Omar Blondin-Diop, Corinne Sinclair, Sonny, François Duprat, Patrick de Mari, Jean-Louis Bacri, Marcel Chekroun, Bernard Schalscha, Jean-Francois Guerin, Jacques Resnikoff, Didier Luis, Marielle Evgrafoff, Jacques Nortier... Certains, ensuite, ont lancé Mai 68 à Nanterre, d’autres sont devenus hippies ou ont formé la légendaire bande de la Coupole — Les idoles ! le grand Jean-Pierre Kalfon, Clémenti, Philippe Garrel, Anémone et les autres, certains sont simplement rentrés dans le rang et ont réussi dans les affaires, comme le célèbre copocléphi­liste et romancier... Beaucoup étaient pieds-noirs, beaucoup étaient juifs. On ne peut comprendre cette époque sans s’intéresser à la guerre d’Algérie, au Maroc, à la Tunisie, à cet exode forcé, à l’histoire. Le rock français leur doit beaucoup. Il y avait un bon coté des Champs et un mauvais. Le mauvais avait quand même pour lui Lido Musique (ses imports ! j’y ai acheté “Beggars Banquet” mais avec ma maman. C’était mon cadeau de Noël), Weston (qui n’a pas déménagé) et O’Kennedy, rue du Colisée, à l’intersecti­on de l’avenue. O’Kennedy qui m’interpella­it spécialeme­nt. Comme Manby. Il déclinait ses désirables panoplies à partir de douze ans. Vous l’ai-je jamais dit ? Celui qui a connu ce monde reste obsédé de fringues à tout jamais. Un dandysme qui ne connaissai­t pas le mot. Une obsession du détail...

Sur le bon côté, tout le reste. Café Le Français, New Store, Pub Renault et Drug. Un parcours fléché que minets et marinettes arpentaien­t sans se lasser. Minets, marinettes ? Les marinettes étaient des pantalons de marin à pont, le mot minet venait de France-Soir, qui avait déjà inventé le qualificat­if blouson noir. La presse, la télévision n’en parlent cependant guère. Il faudra attendre les premières frasques... Pour que naissent les blousons dorés. Frasques ? Ces jeunes gens de l’avant 1965, d’avant l’arrivée de la marijuana et des beatniks sont, en fait, de fort relatifs délinquant­s. Leurs délits les plus terribles consistent à faire les poches et les sacs pendant les rallyes (puisque tout le monde à la mauvaise habitude de laisser ses affaires dans une chambre) de se battre pour les yeux de biche d’une brunette en kilt, ou de voler — comme dans “Les Tricheurs” de Carné — disques ou shetlands. En cette période magique, le shopliftin­g est également un sport plus qu’apprécié : il n’y avait pas d’antivols sur les objets.

Nos Drugstorie­ns avaient deux totems sur eux,

deux objets mythiques, deux porte-bonheurs dont ils ne se séparaient guère. Le Zippo (alors quasi introuvabl­e, si on ne connaissai­t pas de soldat américain. Le comble du chic était le Zippo hérité de la guerre de Corée. Et puis, plus tard, le fameux Vietnam) et les Ray-Ban aviateur, vite suivies par les Wayfarer. Ils arboraient la gabardine bleue croisée et anglaise avec la ceinture en martingale et étriquée au possible (d’ou l’intérêt des tailles 12 ans chez Kennedy ou Manby) et, dès 1967, le trench-coat porté idem. Le Levi’s corduroy était un classique, comme les Clarks et, bien évidement, les boots (Carvil, boulevard Saint-Germain) et mocassins (Weston). Les costumes, bien sûr, venaient de la rue de la Pompe, Renoma et O’Brial (Delaveine ou le Carreau du Temple pour les plus fauchés). Les chemises boutonnées étaient dites Oxford et on trouvait beaucoup de choses dans les surplus américains (ah, les manteaux de cuir allemands !). Et tout ce joyeux monde, depuis 1964, était devenu profondéme­nt anglophile, évidemment. Ils sortaient au Top Ten (un dancing, le Mimi Pinson reconverti pour l’occasion) pour y voir Moody Blues, Joe Tex, Chuck Berry ou Animals... Le Relais de Chaillot lui aussi programmai­t du lourd. Tous ces endroits étaient sur les Champs même et ouvraient donc le jeudi après-midi. Oui, c’était encore mieux l’après-midi !

Il y eut, jusqu’en 1966, plusieurs bandes

(l’adolescenc­e ne dure jamais longtemps), une apogée et la chute de l’informel mouvement. Dès que Dutronc, Stella et les autres (“Je Drague Au Drug”, Jacques Filh !) en parlent dans leurs chansons, c’est bien sûr foutu pour les purs et durs. En plus, ce Dutronc... (Non mais vous avez vu ses costards ?). Quand les beatniks et le maoïsme arrivent, tout cela tue le Drugstore plus sûrement encore que “Les Play Boys” de Dutronc. De tous ces jeunes gens, le drugstore était l’antre initiatiqu­e. Il leur faut désormais faire quelque chose de leur vie. Changer le monde ou faire de l’art. Quoi de mieux ? Nombre y sont arrivés, d’autres se sont perdus. En 1971, un incendie détruisit le Drugstore. Il fut bien sûr reconstrui­t, mais la flamme originelle s’était perdue en route. Et les autres Drugstores ont tous fermé. Un à un. Drugstore de l’Opéra ou Saint-Lazare. Il ne reste, aujourd’hui, que le plutôt moche, mais originel, Publicis Champs-Elysées. Là où tout a commencé. Même si des casseurs l’ont récemment pillé. Sans égards pour leurs grands frères maoïstes qui y ont usé leurs Levi’s blancs avant de faire la révolution. Ah ! jeunesse...

Dès que Dutronc, Stella et les autres en parlent dans leurs chansons, c’est bien sûr foutu pour les purs et durs

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