MES BIEN CHERS FRERES MES BIEN CHERES SOEURS
Le cas des Lemon Twigs, qui jouent et harmonisent quasiment par magie, est-il un exemple isolé ? Non, évidemment. Fraternité et sororité fourniraient-ils le chromosome pour faire ensemble de la bonne musique ?
La première fraternité du rock’n’roll fut une fraternité d’instruments : le groupe. Et pour cause : le roi Elvis, fondateur de cette nation, avait eu pour seul frère un jumeau mort-né. Elevé en fils unique, il s’entoura de jeunes hommes de son âge, musiciens ou hommes de main, liés dans ce sentiment ambigu de l’amitié virile, la camaraderie, dont l’étendue de l’intimité se constate par les rires et anecdotes partagés lors du sit-in enregistré pour son retour de 1968. Le rock’n’roll devait se substituer à la famille et l’on ne se mettait pas à jouer cette musique avec ses frères et soeurs sans raison. En fait, de raisons, l’histoire nous en présente trois principales : soit l’entente musicale s’était développée depuis la petite enfance, soit il n’y avait personne d’autre avec qui jouer cette musique de barjo, soit votre père était devenu votre manageur.
La branche des frères voyous
Bien sûr, avant cela, les familles américaines, noires ou blanches, constituaient des groupes vocaux de gospel, mélangeant souvent enfants et parents, telles les Franklin emmenées par le Reverend CL, père d’Aretha et de ses deux soeurs, ou les frères Sam et Jud Phillips. Il en était de même dans le folk et la country, où des dynasties de musiciens régnaient, que ce soit la famille Carter — Maybelle, AP, Sarah auxquels succèderont bientôt les enfants, dont June — ou les Seeger, Ruth, Charles et leurs enfants Pete, Mike, et Peggy. C’est l’artisanat, la boutique, que l’on se passe de génération en génération. De son côté, le be bop réduisait de sept à trois musiciens les anciens big bands, leur donnant cet aspect de gang, sans que jamais ne soit soustraite la notion de chef
d’orchestre que le jazz avait hérité de la musique européenne. Le rock’n’roll marqua une rupture en empruntant aux gangs urbains la notion inédite de groupe. Il est difficile de remonter à l’origine de cette notion, cette dynamique où un chanteur et un guitariste (parfois la même personne) se livrent bataille derrière le vacarme d’une section rythmique. Certainement, les Anglais en livrèrent le premier exemple réellement emblématique avec les Shadows. Mais déjà peut-on en trouver une trace chez le Johnny Burnette Trio, qui était composé de deux frères, Johnny et Dorsey — anciens boxeurs et camionneurs aux côtés d’Elvis — accompagnés d’une pièce rapportée, le déterminant Paul Burlison à la guitare. D’ici partira la branche des frères voyous, délinquants juvéniles pratiquant une musique extrême, telle qu’elle se retrouve chez les frères Asheton des Stooges ou les Reid de Jesus And Mary Chain. Repoussant toujours les portes du bruit et de la radicalité, ces gamins étranges, venant souvent de familles dysfonctionnelles ou tout simplement dépassées, s’étaient créés un monde à eux, un territoire, qu’il était difficile de partager avec l’extérieur. Il est remarquable de constater que Devo, groupe à l’esthétique inédite, était constitué de deux fratries, les Mothersbaugh et les Casale, des weirdos d’Akron responsables de l’une des musiques les plus inventives de leur génération. Emblématique de l’état d’esprit voyou, Link Wray le Shawnee, fraîchement revenu de la guerre de Corée, s’associa à ses deux frères, Doug et Vernon Wray, qui non seulement faisaient partie des Raymen, mais accompagnèrent leur génie de frère au début des années 70, dans l’ancien poulailler familial, pour enregistrer trois albums sublimes : “Link Wray”, “Mordicai Jones” et “Beans And Fatback”. Les claquements de talons y remplacent les grosses caisses, les guitares de Link et Doug conversent superbement, Vernon enregistre et produit. Ce que l’on entend, c’est le repli vers la base, la réinvention en remontant aux premiers émois, l’exutoire après une carrière avortée, du type de celle que firent les jumelles Deal, Kelley et Kim, quand elles se consacreront aux Breeders. Au moment où sort le premier et unique album de Johnny Burnette And The Rock’n Roll Trio, deux autres frères, jouant dans l’émission de radio de leurs parents depuis l’enfance, enregistrent eux aussi un premier LP : The Everly Brothers. A la manière des Carter, la musique leur avait été transmise par les parents. Mais la découverte du rock’n’roll allait tout changer chez ses anciens folkeux, qui permirent, avec Buddy Holly et Roy Orbison, l’émergence d’un rock mélodique. De la vieille pratique familiale, ils garderont cette manière de mêler leurs voix — et leurs physiques — dans une symbiose harmonique unique, souvent réservée aux membres d’une même famille. C’est la technique que partageront les Bee Gees, poussés à la chansonnette par leur père Hugh Gibb qui eut la bienséance de rapidement laisser à sa progéniture le choix de sa carrière. C’est le schisme dans les grandes familles musicales : soit on est élevé par un Murry Wilson — père des Beach Boys — ou Joseph Jackson — père des Jackson 5 — patriarches bien décidés à traire leurs enfants star, soit on est livré à soi-même, tels les frères Davies dont les parents avaient déjà bien à faire avec leurs six soeurs ainées. Dans le premier cas, cela donne les déboires que l’on sait : amitié avec des tueurs en série, folie, maltraitance, dépression, traumatisme, émergence des Osmonds. Dans le deuxième, la synergie exclusive entre Dave et Ray permet à l’un une inventivité guitaristique hors norme pendant que le second écrit les meilleurs textes et mélodies du rock anglais des sixties. Des Osmonds, on passe facilement aux Hanson tandis que des Kinks, on montre la voie aux Sparks, duo de frères qui ouvriront le glam rock à la musique synthétique.
Hommage aux anonymes
A partir des années 70, chaque type de musique se voit dominé par une fratrie : les Allman régnaient sur le rock sudiste — une fois ce dernier abandonné par les Fogerty — les Young sur le hard pendant que les Van Halen et les Knopfler se partageaient la bande FM. Même la France vit son top 50 passer sous le joug de jumeaux : les Sirkis, qui avec Indochine, réussirent là où Taxi Girl échoua. Depuis, la présence de personnes du même sang dans un groupe est presque devenue anecdotique. Que la fratrie soit fausse, comme chez les White Stripes, ou tue, comme chez Parquet Courts et la Fat White Family. Mais, ayons ici une pensée pour les frangins qui n’ont jamais vraiment eu le droit de jouer dans la cour des grands, tous ces anonymes partageant un nom célèbre avec une rock star : Chris Jagger, Mike McCartney, tous deux responsables d’albums ainsi que Terry Burns, demi-frère psychotique de David Bowie, muse par défaut de ce dernier, qui mit fin à des décennies d’internement en se jetant sous un train.
l’impression que l’artiste lui-même ne comprend pas de quoi il parle. Les concepts ne se marient pas naturellement avec le rock. Ça a même donné quantité d’albums désastreux. J’admire en revanche certains albums d’Alice Cooper, qui évitaient d’être prétentieux. Il y a un côté show-business chez lui, il fait le show, mais il assume, c’est un peu crétin, marrant. “School’s Out”, c’est censé faire peur, mais c’est hyper joyeux, pas sérieux du tout.
R&F : Sur ce disque, il est donc question d’un chimpanzé qui va à l’école. Il s’agirait en fait d’une métaphore sur votre dernière année au lycée, Michael.
Michael D’Addario : J’ai trouvé une phrase que je répète à chaque fois pour expliquer. Le disque est une métaphore sur le fait de préserver son âme et son esprit lorsqu’on est entouré de gens néfastes.
Brian D’Addario : Cette année de lycée, qui est racontée dans le disque, est en fait la parabole de toute une vie. Au début, il y a de l’innocence, de la joie. Mais ces sentiments se ternissent au fur et à mesure que l’année s’écoule. Le personnage est censé être pur au départ. Le fait qu’il soit un chimpanzé marche complètement, puisqu’il n’a pas les prédispositions pour analyser les choses comme le font les humains. L’histoire se finit en vengeance, avec un incendie. Ça montre comment l’innocence peut se perdre.
R&F : Et l’idée du singe ?
Michael D’Addario : Elle n’est survenue que vers la fin... Nous ne savions pas vraiment ce que nous faisions, pour être tout à fait honnête. On trouvait simplement ça marrant. C’est une créature de livre pour enfant, il y a un côté Disney. Ça nous plaît. R&F : Comment en êtes-vous arrivés à tout enregistrer et jouer vous-mêmes ? Brian D’Addario : Quand nous avons bossé avec Jonathan Rado (tête pensante de Foxygen) pour le premier album, nous avons développé avec lui une esthétique, un son. Ce que nous avons fait avec lui nous a profondément marqués. Par la suite, nous avons développé l’envie d’enregistrer notre musique nous-mêmes. C’est venu pendant les tournées, en discutant ensemble. A défaut d’écrire sur la route, ce qui n’est vraiment pas facile, nous avons
commencé à conceptualiser l’album, à développer des idées. R&F : Vous avez donc fait ça dans la cave de vos parents...
Brian D’Addario : En grandissant, nous avons progressivement occupé tout l’espace dans la cave. Nous avons acheté du matériel. Un magnétophone à bandes, une table de mixage, quelques compresseurs et des micros. Ce n’est pas super high-tech, mais ça fonctionne bien.
Michael D’Addario : L’album est intégralement analogique. Si vous achetez le vinyle, aucun ordinateur n’est intervenu dans le processus de fabrication contrairement à beaucoup de disques qui sortent ces jours-ci. Le master est issu d’une bande deux pistes d’un quart de pouce, ellemême issue d’un magnétophone 24-pistes. Voilà. Cela dit, on n’a rien contre la modernité...
R&F : Comment travaillez-vous ? L’un fait l’ingénieur pendant que l’autre joue ?
Brian D’Addario : D’abord, on règle le son. En général, je tape sur la batterie et Michael trifouille les boutons, jusqu’à ce que le son nous convienne. On décide ensuite qui de nous deux a le style adéquat selon la chanson et on se répartit les parties de guitare, de basse, etc. Au début, on avait ce truc de fierté : chacun jouait tous les instruments sur les chansons qu’il avait écrites. Mais ce n’est pas très mature, ça ne fonctionne pas bien.
R&F : L’un apporte sa contribution à la chanson de l’autre ?
Michael D’Addario : Ça dépend. En général, quand l’un de nous apporte une chanson, elle est déjà bien développée. Sur le prochain disque, il y aura une chanson que j’ai écrite il y a très longtemps et que je n’aimais plus. Brian y a mis sa patte et elle fonctionne bien désormais. On est assez relax. On ne s’interdit rien. La seule règle qu’on s’impose, pour chaque chanson, c’est : prendre du recul, décortiquer la chanson et laisser notre orgueil de côté.
R&F : Arrivez-vous à écrire à deux ?
Brian D’Addario : Parfois. Un single qu’on a sorti récemment, la chanson “Tailor Made”, est né alors que nous jouions tous les deux de la guitare. Sur le nouvel album, les chansons ont été écrites séparément, mais en prenant en compte l’apport de l’autre.
R&F : Sur “Queen Of My School”, on retrouve ce son de guitare typiquement Big Star. Michael D’Addario : Exact. Un son de Stratocaster, avec les micros sur la deuxième position. Je me cherchais un peu quand je l’ai écrite. Au moment de faire la démo, j’avais besoin que le son soit référentiel. On ne va pas essayer de cacher nos influences... Car, par ailleurs, on a confiance en notre originalité. Ce que nous jouons ne sort pas de nulle part. On écoute des choses, évidemment. Ce serait ridicule de le nier. R&F : Jody Stephens, le batteur de Big Star, joue sur “Student Becomes The Teacher”. Comment l’avez-vous rencontré ?
Michael D’Addario : A Memphis, aux studios Ardent, pendant une tournée. On lui a demandé s’il voulait participer, il a dit oui. Nous avions bien sûr plein de questions à lui poser, mais nous sentions que c’était un peu tabou. Brian avait une question très précise à propos d’un son de phaser. Il voulait savoir si cet effet appartenait à Chris Bell, parce qu’on ne l’entend que lorsqu’il est dans le groupe, puis sur son album solo. Hélas, Jody n’a pu nous fournir qu’une réponse très vague (rires)... R&F : Votre album de Big Star préféré ? Michael D’Addario : “Third/ Sister Lovers”, je fais partie de ce club... Brian D’Addario : “Radio City”. Michael D’Addario : Le troisième est le plus difficile au début, mais le plus satisfaisant sur le long terme. Fascinant. Brian D’Addario : Michael a traversé une très longue phase Big Star. Il est, disons, un Chiltonite... Michael D’Addario : Même avec les albums solos d’Alex Chilton, je ne suis pas objectif. Je sais que certains d’entre eux ne sont pas vraiment réussis, mais je les adore. Ses disques des années 80 et 90, avec des reprises moins bonnes que les originales... Ce n’est pas grave, sa voix fait que c’est sublime. R&F : Vous avez eu beaucoup de phases obsessionnelles de ce genre ? Brian D’Addario : Moins maintenant. J’ai eu ma phase Bob Dylan, je n’ai écouté que ça pendant trois ans. Maintenant, ce sont des périodes plus brèves. Michael D’Addario : Il n’y a pas beaucoup d’artistes qui ont enregistré autant de grands albums que Bob Dylan. Qui d’autre a pu faire ça ? Une fois que tu as exploré Lou Reed, les Beach Boys, les Beatles, Dylan, les autres ont l’air moins bons... R&F : Todd Rundgren chante sur “Rock Dreams” et “The Fire”. Il vous a donné des conseils ? Michael D’Addario : Il est venu dans notre cave enregistrer. Il a vu notre vieux magnéto, notre studio bricolé, ça l’a un peu étonné. Puis il a dit : “OK, on y va.” Il a été cool. Il accepté notre façon de bosser. Il aurait très bien pu enregistrer le chant chez lui et nous l’envoyer, mais il a accepté de venir à Long Island faire ses voix. Il respectait qu’on veuille le faire comme ça.
Brian D’Addario : C’est quelqu’un d’enthousiaste et un travailleur. Il partage son expérience très librement. R&F : “Do Hollywood” était paradoxalement beaucoup plus Rundgren que “Go To School”. Michael D’Addario : Sûrement parce qu’il n’y a aucun synthétiseur sur le nouveau disque. Le premier album a été fait chez Rado, qui, lui, est un maniaque de Todd Rundgren. Ceci explique cela. R&F : De sortie en sortie, vous changez à chaque fois. Avezvous une idée de la direction des futurs albums ? Brian D’Addario : On ira sûrement ailleurs, c’est certain.
Michael D’Addario : On a beaucoup de chansons et il y a deux disques qui sont en train de naître. L’un serait un disque de chansons pop très directes. L’autre serait plutôt une tentative de faire des standards, d’une façon très pop également. Là, disons qu’on vient de faire le disque ambitieux. R&F : La chaîne YouTube de votre premier groupe, Members Of The Press, est assez fascinante. On vous voit progresser avec les années sur les reprises que vous jouez. Les White Stripes à 12 ans, puis les Beach Boys deux ans plus tard. Les reprises sont la meilleure éducation ?
Brian D’Addario : Pour moi, oui. J’ai appris plein de chansons de la mauvaise façon, à l’oreille. Je faisais des erreurs, mais c’est comme ça qu’on apprend. Bien plus qu’en regardant des tutoriels sur internet. C’est comme ça qu’on apprend à écrire. Il y a quelques années, je savais que je n’écrivais pas des chansons du même niveau que les morceaux que je reprenais. Maintenant, je peux dire que je m’en approche. C’est une connaissance, un labeur. R&F : Vous venez de Long Island, ce n’est pas exactement New York, davantage une banlieue-dortoir. Comment est la vie làbas ? Michael D’Addario : Quand on nous dit qu’on vient de New York, je ne rectifie pas. Je préfère être associé à New York, c’est plus classe. Brian D’Addario : C’est un endroit qui manque de culture. En général, les gens s’y installent pour vivre avec leur famille. Michael D’Addario : Long Island est un peu comme un paquet de chips Lays. C’est corporate, gras, sans grand intérêt. Il y a de jolis coins, mais celui où nous vivons n’a pas de charme. Il y a des centres commerciaux... R&F : L’an dernier, vous avez passé une annonce sur les réseaux sociaux pour recruter un batteur, afin de pouvoir être sur le devant de la scène tous les deux en même temps. Ça a donné quoi ? Michael D’Addario : C’était une idée de notre manager et ça a été un bel échec. On a reçu 280 candidatures, des vidéos de gens qui jouent de la batterie. Des gens qui s’imaginaient qu’on voulait un batteur rock archétypal. En fait, on voulait juste un bon batteur.
Education jazz
R&F : Le groupe va continuer comme avant, avec Megan Zeankowski (basse) et Danny Ayala (claviers) ?
Brian D’Addario : Ils sont très bons, mais on a décidé de prendre d’autres musiciens pour les prochains concerts. On a besoin de gens qui savent improviser. Il y a des trucs assez techniques sur le nouveau disque. Dans cette optique, on a recruté des gens qui ont une éducation jazz. Megan et Danny étaient excellents pour jouer leurs parties telles que nous les avions écrites. Ils seront super bons dans d’autres groupes... Mais les types qu’on a recrutés sont doués pour improviser. C’était un peu lassant de donner exactement le même concert à chaque fois. On veut se concentrer sur l’aspect comédie musicale.
Michael D’Addario : On veut pouvoir sortir un peu de notre routine. Par le passé, nos concerts étaient un peu figés. Je jouais de la batterie sur la première partie du concert, pendant que Brian faisait ses chansons — celles qui ont tendance à être les plus calmes. Il passait ensuite derrière la batterie et moi, à la guitare, pour chanter mes morceaux, qui sont plus rock. Tout cela finissait par devenir trop systématique. Les prochains concerts seront plus excitants et surprenants.
“J’ai eu ma phase Bob Dylan, je n’ai écouté que ça pendant trois ans”