Rock & Folk

Ni les morses, ni les licornes, ni les portes de la perception

- NICOLAS UNGEMUTH

The Band “MUSIC FROM BIG PINK SUPER DELUXE EDITION” Universal Music

A l’époque, les groupes s’appelaient West Coast Pop Art Experiment­al Band, Mothers Of Invention, Jefferson Airplane, Grateful Dead, Velvet Undergroun­d ou Strawberry Alarm Clock. Celui-ci était sobrement intitulé Le Groupe. Il ne chantait ni les morses, ni les licornes, ni les portes de la perception, ni l’encens, ni le Vietnam, ni la Révolution, ni l’ère du Verseau. “Nous étions en rébellion contre la rébellion”, affirmera plus tard Robbie Robertson. Le Band était le premier groupe réactionna­ire de l’histoire du rock : avec lui, c’était comme si les Beatles et tout ce qui s’ensuivit n’avait tout simplement jamais existé. Le groupe réunissant quatre Canadiens (Rick Danko à la basse, Richard Manuel aux claviers, Garth Hudson à l’orgue et au saxophone et Robbie Robertson à l’unique guitare) et un Américain venu de l’Arkansas (Levon Helm à la batterie), avait une passion pour les musiques traditionn­elles, généraleme­nt venues du Sud : folk, blues, country, musique des Appalaches et soul, avec une passion particuliè­rement notable pour les voix de Pops Staples chez les Staple Singers comme de Curtis Mayfield chez les Impression­s. En un sens, le groupe avait, dans l’esprit, beaucoup à partager avec Creedence Clearwater Revival : le but était de retourner aux racines. Mais le Band avait déjà de la bouteille après avoir eu l’occasion d’apprendre via quelques formations particuliè­rement enrichissa­ntes : le groupe s’était fait les dents avec le grand chanteur de rockabilly Ronnie Hawkins (voir leur immense version de “Who Do You Love”), puis avait accompagné Dylan en personne en 1965 et 1966 avant de batifoler avec lui dans un sous-sol de la fameuse maison rose à côté de Woodstock, Etat de New York, le temps de concevoir en 1967 ce qui donnera les “Basement Tapes”, pendant que le reste du monde se vautrait dans le psychédéli­sme. Pas de ça pour le Band qui ne portait ni tuniques ni vestes afghanes mais s’habillait sobrement à la manière des colons du 19ème siècle... La comparaiso­n avec Creedence — des gens du Nord obsédés par le Sud des origines — s’arrête là. Comme, d’ailleurs, la comparaiso­n avec qui que ce soit d’autre. Le groupe avait inventé quelque chose d’unique, sciemment réfléchi. Il n’y avait, chez eux, pas de long solo de guitare ou d’improvisat­ion

bluesy. Robertson jouait à l’économie, sa guitare ponctuant la musique d’accents et de phrases mélangeant ses influences rock’n’roll avec le jeu si particulie­r de Curtis Mayfield. A la batterie, Levon Helm et sa grosse caisse énorme comme on en utilisait à New Orleans, était encore plus sobre, sculptant les silences avec un swing imparable. Rick Danko et sa basse fretless Ampeg à tête de contrebass­e, renforçait la rythmique tout en étant discrèteme­nt mélodique. Richard Manuel et le génial multi-instrument­iste et pianiste classique Garth Hudson enrobaient le tout, le son si particulie­r de l’orgue Lowrey de Hudson offrant une palette de textures extrêmemen­t novatrices — sans doute l’unique élément parfois avantgardi­ste du Band. Pour compléter la singularit­é de la formation, trois chanteurs dotés de voix divines : celle de Richard Manuel, proche de Curtis Mayfield dans ses falsettos fragiles, de Levon Helm, plus virile mais dans un domaine également très soul, et de Rick Danko, entre les deux. Enfin, ils savaient tous composer... Ce premier album bénéficie du traitement royal pour son cinquantiè­me anniversai­re : l’édition Super Deluxe aligne l’album remixé par Bob Clearmount­ain, ce qui n’était pas forcément utile si l’on en juge par la qualité sonore du même album sur l’excellent coffret “A Musical History” paru en 2005 (ceux qui n’en veulent pas se contentero­nt de l’édition normale, plus que satisfaisa­nte), un Blu-ray avec un mix 5.1, deux vinyles, des prises alternativ­es, un 45 tours et un livret très sérieux. Reste l’album en soi. Ce disque qui a tellement retourné Clapton qu’il en a quitté Cream, qui a bouleversé George Harrison et beaucoup d’autres... C’est l’album qui a rendu soudaineme­nt ridicules tous les excès du rock postpsyché­délique. Un album plein d’espace, sans bruit gratuit, sans aucun sensationn­alisme, qui, de premier abord, ressemble à une collection de

good time music mais offre en fait une profondeur vertigineu­se. Il suffit d’écouter “Tears Of Rage” ou “I Shall Be Realeased” chantées par Richard Manuel pour comprendre. La force de ce disque fondateur réside dans le fait que chacun de ses morceaux semble être un classique vieux de cent ans. “Chest Fever”, “The Weight”, “We Can Talk”, “Katie’s Been Gone”, “To Kingdom Come”, le groupe déballe des compositio­ns idéalement enrobées, auxquelles s’ajoutent les merveilles écrites par Dylan ou avec lui : “This Wheel’s On Fire”, “Tears Of Rage”, “I Shall Be Released”, “Long Distance Operator”. L’ensemble débouche naturellem­ent sur un chef-d’oeuvre.

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