Rock & Folk

LUTHER ALLISON

1939 (Arkansas) - 1997 (Wisconsin)

- PAR CHRISTIAN CASONI

Luther était redevenu américain. On était un ou deux ans avant sa mort, une nuit d’été au Petit Journal. Il termine un concert haute tension, comme d’habitude, le bottleneck à blanc et les dents serrées. Il saute de l’estrade, fend le parterre sans cesser de décaper le manche, circule entre les tables, et se dirige vers la sortie. Resté sur scène, l’orchestre continue d’accompagne­r son ampli en bataille. Le public le suit sur le trottoir. Presque pas de bagnoles à une heure du matin dans la rue du Commandant Mouchotte. Juste un camion-poubelle stationné devant le club, dans un halo de vapeur, et trois éboueurs noirs manipulant des containers. Ils se mettent les incisives au clair, Luther les rejoint, danse avec eux pendant dix minutes sans cesser de slider. De gros bouillons d’ampli déferlent du Petit Journal par les portes ouvertes. Le public se tient à une distance respectueu­se des quatre danseurs, sentant bien que cette partie du spectacle est privée. Luther faisait toujours un malheur pour les raisons qu’on devine dans l’anecdote des éboueurs, chanteur et guitariste incendiair­e, proche de l’auditoire, ouvert et généreux. Il a frôlé les brèves heures du West Side dans sa jeunesse. Totalement inconnu, il carbonise le landerneau du blues au festival d’Ann Arbor en 1969. Il est tout de suite considéré comme le petit jeune qui va crever le plafond l’année prochaine. Chez Delmark cette année-là, il enregistre “Love Me Mama”, un blues West Side sur l’os qui met en valeur son chant à la véhémence contrôlée, pulpeux, accidenté, et l’urgence de sa guitare endurante, avec juste une pointe de wah-wah dans les riffs. Quand Berry Gordy le signe un peu plus tard, les promoteurs de blues jubilent : la Motown est en train de jeter son dévolu sur leur spécialité. Il y aura trois albums de plus en plus produits, de plus en plus funky, le dernier, “Night Life”, carrément rococo avec ses séquences presque disco, mais ces trois LP ne montent pas très haut et le nouveau prince de Chicago est renvoyé à sa condition. En 1976, Luther carbonise le festival de Montreux. Des gens de Black And Blue le font tourner en France et l’emmènent aux studios Barclay découper quelques tranches de Chicago dans un très bel album, maigre et doux, “Love Me Papa”. Aux Etats-Unis sa carrière patine dans ces “petits clubs tristes”. Par un jeu d’amitiés qu’il cultive depuis trois ans en Europe, Luther descend à Saint-Germain-des-Prés en 1979, puis Saint-Cloud où il résidera jusqu’en 1994. Il a 40 ans, c’est un beau mec svelte, sympathiqu­e, s’habillant avec élégance et discrétion, pas le genre à jouer les fermiers de l’Arkansas ou les racailles du West Side. 1981. La gauche arrive au pouvoir, le ministère de la Culture est riche, la bande FM se “libère”, les gros budgets son et lumières se fragmenten­t en une multitude de concerts de proximité, l’utopie musicale est partout, particuliè­rement sur les trois chaînes de télé. Mais ce n’est pas encore maintenant, et pas ici non plus, qu’il frappera le grand coup dont il rêve depuis Ann Arbor. Le “Live In Paris” est vraiment très bien, après ça se gâte. Sur les planches, Luther est un brasier dévorant. En studio, il enregistre trop d’albums de plus en plus désaxés, soul funky et West Side se décolorant petit à petit en une pop emphatique, absurde, Luther, comme encombré par le blues qu’il lui reste, plus tellement exotique et toujours un cran sous le vent. Bluesky, Album, Rumble, Encore, Trip, et le voilà chez In-Akustic, un label affilié à Ruf Records, chez qui il enregistre, en 1992, “Hand Me Down My Moonshine”, le microsillo­n du divorce. Le bluesman français Patrick Verbeke l’a convaincu de se mettre à la guitare sèche. Se purgeant des shoots de saindoux hasardeux qui ont gâché sa résidence parisienne, Luther réussit cet album nu, contempora­in, dressé sur une tension naturelle. Thomas Ruf le manage à présent. Par l’entremise du producteur Jim Gaines, il est en cheville avec Alligator, la bonne adresse des âmes égarées. En 1994, Ruf et Alligator gravent simultaném­ent le même album sous deux titres différents, premier volet d’une trilogie mémorable : “Bad Love” chez Ruf, “Soul Fixin’ Man” chez Alligator. Après l’irrésistib­le tournée américaine de l’été 1994, Luther attaquant chaque date comme la reconquête d’une île, il carbonise le Chicago Blues Festival et tire enfin le coup d’embrasure dont il guettait l’occasion depuis 1969 : “Blue Streak” rafle des récompense­s un peu partout et fait, de l’archipel Allison, la grosse prise stratégiqu­e d’Alligator. Suivront “Reckless” et “Live In Chwicago” pour finir de dissiper les doutes. Avant qu’un cancer fulgurant ne l’éteigne en pleine gloire, Luther enregistre une version grandiose de “You Can’t Always Get What You Want” pour “Paint It Blue”, un album de chansons des Rolling Stones interprété­es par des bluesmen. Un chant aux arcs puissants sur des élastiques funky, un solo hargneux, un pont en suspension sur les choeurs de “Walk On The Wild Side”... Luther était invincible.

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