SPIRITUALIZED
Capitaliser ou explorer ? Gospel baroque ou blues psychédélique ? Survivre ou planer ? Les ordonnances et prescriptions du héros britannique Jason Pierce.
NOUS DISCUTONS DEPUIS UNE HEURE AVEC UN TYPE QUI PEUT DOUBLEMENT SE VANTER : avoir monté un des groupes les plus cultes des années 80 ( Spacemen 3) et avoir créé un des albums les plus fascinants des années 90 (“Ladies And Gentlemen We Are Floating In Space”). Bonus : Jason Pierce n’a pas lamentablement dégringolé, continuant, 32 ans après son premier album, d’enregistrer des disques qui font honneur au rock — aujourd’hui, “And Nothing Hurt”.
Parfois, sa musique dérape en concerto bruitiste. Là, en face de nous, Pierce communique avec sérénité. 53 ans, physique d’acteur, imposant, voix douce, il précise le sujet qui traverse ce nouvel album, le huitième
Spiritualized : “Comment nos valeurs évoluent avec le temps. J’en suis arrivé à un âge où la seule question est : ce nouveau disque mérite-t-il d’exister ? J’ai déjà exprimé à peu près tout ce que je voulais, sachant que de nombreux musiciens ont aussi sondé des territoires similaires... Le rock’n’roll est devenu une vieille dame, alors qu’il était surtout pertinent quand il suintait l’arrogance et la stupidité de la jeunesse. Je ne peux
pas prétendre être jeune, ou écrire comme si j’avais 20 ans, je dois trouver autre chose — là, pour “And Nothing Hurt”, j’avais l’ambition qu’il sonne comme s’il émanait d’une autre planète. Mais ça devient très difficile : j’en suis venu à me demander si ce ne serait pas mon dernier disque.”
Est-ce un problème d’embourgeoisement ? Pierce reste calme. “Jeune, j’étais surtout plus compétitif. Je pensais qu’en vieillissant, avec l’expérience, on avait plus de choses à dire ; mais bizarrement, passé un certain âge, les artistes sont secs et se répètent. Je dois éviter ça.” Il ne l’évite pas : depuis quelques albums, Pierce se répète. Mais avec talent. Né en 1965 à Rugby (120 bornes de Londres), Jason use, ado, “les disques des Cramps, Suicide, Alex Chilton, les compiles Nuggets”. Il rencontre en 1982 son alter ego, Peter Kember, 16 ans lui aussi, au Rugby Art College. Ils forment un groupe, qui s’appellera Spacemen 3. Leur apprentissage de la musique se fait parallèlement à celui des drogues. Quand ils sont sous amphètes, ils écoutent “Raw Power” ; sous acide : 13th Floor Elevators ; sous héro : le Velvet Underground. Peter, alias Sonic Boom, c’est la grande gueule charismatique, le musicien inventif et jusqu’au-boutiste, alors que Jason, alias J Spaceman, se révèle plus introverti. Premier album en 1986, deuxième en 1987 — du Jesus And Mary Chain sur une note (cotonneuse). Si leur musique devait masquer leur soif de défonce, c’est raté. Spacemen 3, c’est la BO des toxicos — un de leurs disques s’intitule “Taking Drugs To Make Music To Take Drugs To”. Sonic Boom vante alors, à qui veut l’entendre, les bienfaits des drogues (mais seulement les dures). Votre position, Jason ? “Glamouriser ou diaboliser ? J’ai un peu fait les deux, non ?” Heu, merci. Etait-ce lié à votre jeunesse ? “Ah mais non : plus
on vieillit, plus on a besoin de se droguer.” C’est noté.
Zizanie chez Spacemen 3
En tout cas, c’est bien le smack qui a raison de Spacemen 3, alors que le groupe devient en 1989 un indé très important. OK, Pierce s’est calmé sur la dope, maqué avec Kate Radley, activé sur le songwriting, mais l’état de son complice ne s’arrange pas : Peter se pique à tour de bras, exècre Radley et rechigne à partager les crédits des morceaux. Il accuse Jason de le copier — grief pas très rationnel au sein d’un même groupe. Les amis ne se parlent plus : chacun se partagera une face sur le nouveau Spacemen 3. Pierce enregistre la sienne. Kember
prend trois fois plus de temps en studio, dont la moitié à se shooter dans les toilettes. Jason ne va pas poireauter : il propose aux autres membres de monter un projet parallèle. Voilà comment est créé Spiritualized — nom trouvé alors que les dissidents répètent en sirotant du Pernod (sur la bouteille : spiritueux). Sortir son disque solo lui semble naturel, mais quand Sonic Boom découvre le premier single de Spiritualized, il rue dans les brancards :
“Putains de rats d’égout !” Et maintenant, il faut assurer la promo de l’ultime album de Spacemen 3. Les interviews se font séparément. Peter exige d’être questionné en premier. Il débine son ex-meilleur pote, puis propose au journaliste de le conduire chez Jason. Le journaliste sonne, Pierce n’est pas là. Ils attendent, prennent un verre, surveillent la porte, pas de Jason. Le journaliste va re-sonner, plusieurs fois et, au bout de quelques heures, repart à Londres. Pour trouver son répondeur rempli de messages... de Pierce qui l’attend. Le journaliste comprend : Peter l’a conduit à une mauvaise adresse. A la question : depuis presque trente ans, pourquoi ne vous êtes-vous pas réconcilié avec Peter, Jason répond en biais : “On me propose 2 millions de livres pour se reformer, mais demanderait-on à un peintre de refaire les mêmes toiles 20 ans plus tard ? Ceux qui veulent écouter Spacemen 3 peuvent acheter les disques ! Vous n’avez pas vu nos concerts dans les années 80, et alors ?
Moi aussi j’ai loupé plein de trucs dans l’histoire de l’humanité !” Kember a régulièrement tenté de renouer avec son ancien complice. Ses mails n’ont jamais reçu de réponse.
Vaudou et molécules
En 1990, Pierce le promet : Spiritualized sera démocratique. Les musiciens, épuisés par la folie de Kember, respirent. Mais Jason se révèle vite control freak — plus fric que freak. Les ex-Spacemen 3 se tirent après le premier album — seule reste alors le clavier : Kate Radley. “Lazer Guided Melodies” est un succès. Par rapport à Spacemen 3 : davantage de songwriting, moins de drone. Pierce : “Je ne voulais plus qu’on se contente d’enregistrer ce qu’on faisait en live, mais profiter du studio pour élaborer des morceaux sophistiqués”. Dans une période où Oasis prend la place de My Bloody Valentine, Spiritualized fait le lien et s’impose : la britpop s’écroule en 1997 quand déboule leur “Ladies And Gentlemen We Are Floating In Space”. “Le problème de la britpop, c’est qu’elle a cru à son génie, plutôt que de voir sa chance — être là au bon endroit au bon moment. Avec le succès, les artistes ont estimé qu’ils n’avaient plus à bosser, et c’était fini. J’espère ne pas être assimilé à une période : comme Gram Parsons, je vise l’intemporalité.”
“Le rock’n’roll est devenu une vieille dame, alors qu’il était surtout pertinent quand il suintait l’arrogance et la stupidité de la jeunesse”
Le boss de Creation, label de My Bloody Valentine et Oasis, Alan McGee, qui rêvait dans les années 80 de signer Spacemen 3, s’extasie quand sort “Ladies And Gentlemen” : “Un chef-d’oeuvre au groove incroyable, une incantation presque religieuse de rock’n’roll vaudou qui synthétise toutes les obsessions de Pierce : les drogues, la religion et l’amour.”
Pour ce classique, Jason rencontre deux héros : “Je suis allé mixer à Memphis surtout pour côtoyer Jim Dickinson. Pendant trois semaines, il m’a parlé des différents styles de guitares et pianos, de tous les musiciens du Mississippi, comment l’électricité fait circuler les molécules — la meilleure musique étant celle jouée là où les molécules sont les plus épaisses, au niveau de la mer, ce qui est le cas de Memphis. J’ai aussi bossé avec Dr John : une véritable encyclopédie musicale.”
Etait-il question que Brian Eno produise “Ladies And Gentlemen” ? “Oui, et ça aurait été génial, mais je n’étais pas assez confiant dans ce que je
faisais à ce moment-là”. Il faut dire qu’à l’époque, Pierce, en miettes, est retombé dans les opiacés : Kate Radley, mariée en douce à Richard Ashcroft, l’a définitivement quitté. C’est sans elle que Spiritualized joue à l’Haçienda le 15 juin 1997 — dernier concert avant fermeture. Sans elle, la tournée avec les autres pointures rock du moment, Radiohead. Sans elle aussi le live au 114ème étage de la Tour CN de Toronto — dans le “Guinness Book Of Records” comme le concert le plus haut jamais donné. Ses musiciens protestent contre leurs salaires misérables, alors Spaceman leur propose de nouveaux contrats, documents signés et immédiatement utilisés pour les licencier. A la place, ce sont 120 instrumentistes qui jouent sur l’époustouflant “Let It Come Down”.
Le pipeau du business
L’époque célèbre désormais le retour d’un truc que Jason a toujours pratiqué (le rock), et ça tombe à pic, puisque Pierce sort à ce momentlà “Amazing Grace”, redevable à un amour immodéré du garage — Grinderman avant l’heure. En juin 2005, il joue au Queen Elizabeth Hall aux côtés de Patti Smith et Kevin Shields. Deux jours plus tard, direction les urgences : il ne peut plus respirer. Double pneumonie. Un mois d’hosto, il descend à 50 kilos. La psy de l’hôpital aide Juliette Larthe, compagne de Jason, à faire son deuil, leurs deux enfants sont autorisés à voir leur père une dernière fois. Et l’animal s’en sort. “J’étais vivant ! Je me suis dit, c’est l’occasion d’être quelqu’un de nouveau. Et puis non : je n’ai pas spécialement changé.” Il était laissé pour mort, il redouble maintenant d’énergie, participant à un hommage à Daniel Johnston, bossant avec Yoko Ono, composant la BO du film “Mister Lonely”, enregistrant un nouvel album, “Songs In A&E” ( Chansons aux
urgences). C’est ce qu’on appelle une renaissance. Sauf qu’une autre tuile lui tombe dessus : hépatite C, chimiothérapie expérimentale. “Medication”, “Fucked Up Inside”, “Life Is A Problem”, tous ces titres traiteraient donc plutôt de problèmes de santé ? En face de nous, le quinqua affiche une forme enviable. Sa longévité artistique le rapproche de Nick Cave, Alan McGee avance une autre comparaison : “Tout en rejetant la culture de la célébrité, Jason s’est imposé comme un artiste aussi important pour l’Angleterre que Neil Young l’est pour les EtatsUnis.” Ce sont ses pairs qui se chargent d’encenser Pierce : lui se refuse à tout storytelling. “L’histoire du rock’n’roll s’est bâtie sur cette pierre angulaire : Robert Johnson vendant son âme au diable. Mais aujourd’hui, refourguer ce genre d’anecdotes, c’est du business, du pipeau ! Ça suffit : la musique doit rester au-dessus.”
“Plus on vieillit, plus on a besoin de se droguer”