Rock & Folk

SUEDE

Glam et sulfureux au temps de sa splendeur nineties, le groupe londonien a eu l’intelligen­ce de renouveler son propos sur un majestueux huitième album.

- Jérôme Soligny

“On ne peut pas passer une carrière à chanter les amours adolescent­es”

QUE RESTE-T-IL DE NOS AMOURS BRITPOP ? Sincèremen­t ? Pas grandchose. Damon a pris la tangente avec des gorilles virtuels. Blur n’a peut-être pas dit son dernier mot, mais la mise en sommeil lui va bien. Depuis 2013, le Pulp de Jarvis Cocker n’est plus qu’une fiction, mais le dégingandé aux grands carreaux sévit ailleurs, autrement. Dernièreme­nt, il a interviewé Paul McCartney, c’est dire s’il a le bras long. Quant aux Gallagher Bros, ils peinent un peu. L’un est la voix que l’autre n’a pas, mais ne peut pas chanter ce que l’autre n’écrit plus pour lui — cruel et injuste. Et Suede dans tout ça ? Eh bien Brett Anderson (chant), Mat Osman (basse) et les trois autres ont quitté ce navire depuis belle lurette. De toute façon, être piégés par une mode ou un courant ne les emballait pas. Revenu aux affaires au début de la décennie avec une musique bien à lui, le groupe complète, avec “The Blue Hour”, une trilogie inaugurée par “Bloodsport­s”. Et c’est du grand, du beau. De la passion abyssale et du drame maison. A côté de l’époque ? Oui et à merveille. Des guitares, de la poudre aux oreilles, du vermillon dans les veines et des textes qui écorchent vivement, s’accrochent au temps qui dépasse. Malgré le flegme british débordant, ça tempête sous le crâne d’Anderson qui ne mène jamais mieux la barque que lorsqu’il est bien accompagné. Cet automne, le monde sera bleu comme Suede.

Rock&Folk : Bon, ce nouvel album est, disons, massif. A la fois, c’est aussi, très certaineme­nt, votre plus profond…

Brett Anderson : C’est assurément notre plus extrême. Et tant mieux si c’est aussi le plus profond. Je crois en vérité que nous avons tenté d’accentuer ce qui faisait la particular­ité de “Night Thoughts”, le précédent : les temps forts sont plus forts et les moments plus calmes sont plus apaisés. L’époque où nous cherchions à plaire au grand public à tout prix est loin derrière et nous avons toute liberté pour faire les choses que nous estimons intéressan­tes. Et donc, je pense que c’est notre devoir de proposer des choses qui sortent des sentiers battus. Ce que j’ai tenu à faire cette fois, sur le plan des textes, c’est écrire en me mettant dans la peau d’un enfant. C’est une façon d’exprimer la vulnérabil­ité, la crainte, les hésitation­s, le manque de confiance que même un adulte peut éprouver. R&F : A la lecture des textes justement, on constate que ce qui se passe autour de vous a infiltré les chansons. Le futur, des plus jeunes notamment, est terribleme­nt compromis. Brett Anderson : C’est même terrifiant. En ce qui nous concerne, c’est réglé, nous n’avons plus d’avenir (rires). Je dois reconnaîtr­e que je trouve également effrayante l’idée ne plus être là, un jour, pour ses propres enfants. C’est ce que j’ai voulu exprimer dans “Life Is Golden”. Cette chanson a un côté pop, assez léger, mais il y a quelque chose de plus sombre en dessous. D’une manière générale, je ne pense pas que ce soit le rôle de l’artiste de s’exprimer à un niveau strictemen­t politique. J’ai des choses à dire sur le monde qui m’entoure, mais je préfère qu’elles passent par un prisme personnel. Les craintes qui sont exprimées ici relèvent davantage de l’intime. R&F : “The Blue Hour” est-il un disque optimiste ou pessimiste ? Brett Anderson : Sincèremen­t, je ne sais pas si on peut répondre à cette question ou même si elle doit être posée... L’album créé une ambiance plutôt sombre il est vrai, mais est- ce pessimiste ? Je l’ignore. Lorsqu’on faisait la promotion de “Dog Man Star”, notre deuxième album, la maison de disques tenait à ce que nous donnions l’impression de surfer sur une vague d’optimisme, mais c’était un mensonge total. Ce disque, c’était la désintégra­tion (rires). Mais il faut que je sois honnête, les oeuvres que je préfère, tous arts confondus, comme mes albums favoris sont sombres et tristes. Je ne vois pas l’intérêt de faire un disque de pop légère de plus. R&F : En avez-vous déjà publié un ? Brett Anderson : Non, peut-être pas, mais forcément, plus jeunes, on a logiquemen­t été séduits par l’idée... Mat Osman : Je pense qu’avant trente ans, il est normal de céder à cette tentation et de jouer la carte pop. Mais à cinquante, c’est différent. Brett Anderson : On peut aborder le problème en se disant qu’effectivem­ent le rock et la pop sont l’affaire des jeunes et ne pas voir plus loin que ça. Mais on peut aussi continuer à en faire, à un certain âge, mais autrement... R&F : De manière responsabl­e ? Brett Anderson : En quelque sorte. Le tout, c’est d’être honnête avec soi-même et en phase avec sa vie. On ne peut pas passer une carrière à chanter les amours adolescent­es. Je détesterai­s l’idée d’être une parodie de moi-même. R&F : Curieuseme­nt, avec le temps, vous versez davantage dans la poésie. Il y a des textes, sur “The Blue Hour”, qui seraient tout à fait cohérents sans musique ou fonctionne­raient sans doute avec une autre. Brett Anderson : C’est un sujet qu’on a abordé : à quel moment les paroles de chansons peuvent-elles être considérée­s comme de la poésie ?

Mat Osman : C’est intéressan­t. Je serais curieux d’entendre ce qu’un compositeu­r extérieur au groupe ferait à partir de certains textes de cet album. C’est d’ailleurs une méthode courante : l’auteur donne des paroles et la mélodie surgit. Ça m’a toujours stupéfait. R&F : Comme Elton John et Bernie Taupin. Celui-ci fait d’ailleurs remarquer que s’il a composé “Your Song” un lundi par exemple, il aurait pu en faire quelque chose de radicaleme­nt différent le mardi !

Brett Anderson : C’est dingue, c’est de l’art capturé au vol. C’est comme l’écriture. Si on perd deux pages qu’on vient de rédiger, ce qui m’arrive parfois car j’ai une version de Word quasiment obsolète, on aura beau se souvenir de l’essentiel, on ne réécrira jamais la même chose.

Beau et risqué

R&F : Il y a tout un orchestre sur plusieurs de vos nouvelles chansons. Comment avez-vous vécu ce fantasme qui peut parfois virer au cauchemar ?

Brett Anderson : Eh bien, c’est précisémen­t ça (rires). Il était hors de question de le laisser dominer les chansons.

Mat Osman : On voulait éviter ce cliché du groupe rock avec des musiciens classiques. Ils prennent parfois tellement de place qu’il n’y a plus de sensibilit­é, c’est juste un truc envahissan­t qui en met plein les oreilles. Ça peut paraître bizarre d’avoir sollicité le philharmon­ique de Prague pour ça mais, en vérité, nous en avons fait un usage parcimonie­ux et il n’écrase jamais le groupe, c’est une sorte d’assaisonne­ment cinématogr­aphique. R&F : Ce qui est flagrant, ici, c’est que votre écriture aussi est devenue classique. Il y a des agencement­s harmonique­s sur ce disque qui sont votre ADN. La grille d’accords de “Wastelands” par exemple, sans la mélodie, on sait que c’est Suede. Mat Osman : Quand ça arrive, ça n’est jamais prémédité, mais on a tout de suite su qu’on tenait quelque chose qui nous ressemblai­t, presque malgré nous.

R&F : Votre guitariste Richard Oakes y est pour beaucoup. Brett Anderson : C’est un musicien dont on ne vante pas assez les mérites. Après le départ de Bernard Butler, beaucoup de gens l’ont pris pour un imitateur mais, au moins au début, il était tout à fait normal qu’il s’inspire de ses parties de guitare. Puis, très vite, il a développé un vrai style. Mat Osman : Alan Moulder, qui a produit l’album, a également su mettre Richard en valeur. En réalité, il a fait un travail de mixage fantastiqu­e et de même que l’orchestre n’est jamais dominant, les guitares se détachent sans envahir le prisme sonore.

Brett Anderson : Et il a placé la voix à l’endroit idéal pour moi. J’aime avoir cette sensation qu’un chanteur a un peu besoin de se battre pour se frayer un chemin dans la musique. Certes, il doit gagner, mais pas sans effort (rires). R&F : A ce sujet, Suede est un des rares groupes de ce calibre à jouer sans filet : c’est-à-dire, sans ordinateur, sans séquences ou bandes qui tournent derrière. Quand vous arrêtez de jouer, on n’entend plus de musique.

Mat Osman : C’est un autre mystère pour moi : si je devais suivre un click dans un casque, je crois que je m’ennuierais à mourir. J’aime penser que nous sommes un peu comme ces artistes qui font du oneman-show. Il y a des soirs où tout ce qu’ils disent fait rire et le lendemain, les mêmes blagues ne suscitent aucune réaction du public. C’est le jeu, quelque part, c’est la raison pour laquelle la scène est quelque chose de formidable, de beau et de risqué à la fois. R&F : La perfection est un miroir aux alouettes ? Brett Anderson : Exactement. Quand on écoute le Velvet Undergroun­d, si on veut pinailler, on constate que certaines harmonies vocales sont un peu douteuses, sur le plan de la justesse et surtout du placement. Mais quelque part bien sûr, comme on le sait tous aujourd’hui, c’est ce qui fait en grande partie le charme de ces chansons. Nous vivons à l’ère numérique, et la pop moderne est totalement formatée. Elle ne me procure aucune sensation. Très franchemen­t, lorsque j’y suis confronté, c’est comme si je ne l’entendais pas. Je ne parviens pas à établir le moindre contact avec ça. Les mélodies sont banales, il n’y a pas l’ombre d’un vers intéressan­t.

Lepiège de la nostalgie

R&F : L’année prochaine, Suede aura trente ans. Avez-vous prévu de fêter ça ? Mat Osman : On n’est pas très doués pour les anniversai­res.

Brett Anderson : Lorsqu’on s’est reformés, le piège qu’on voulait éviter, c’était celui de la nostalgie. Il y a des groupes qui se reforment après plusieurs années et même des décennies d’absence et, alors qu’elle signifiait quelque chose avant, leur ancienne musique n’a plus de sens. Elle a pour unique vocation de flatter les adeptes de la nostalgie. Pour Suede, ce qui est véritablem­ent important c’est le présent, ce disque, et aussi la musique qu’on fera demain.

Mat Osman : Personnell­ement, je n’aurais jamais rempilé en 2010 si ça avait été uniquement pour rejouer nos vieilles chansons. Je peux comprendre que le public ait envie de les entendre, mais je me demanderai­s à quoi ça sert. Et j’aime bien l’idée qu’un nouveau répertoire se frotte à l’ancien. Ça va être gonflé de faire un titre de “The Blue Hour” juste après “So Young” par exemple, que nous avons joué des centaines de fois et que le public adore. Ce sera un défi.

Brett Anderson : Le simple fait d’établir la setlist en est un ! On est désormais en mesure de donner trois ou quatre types de spectacles différents. Par contre, il y a quelques chansons que nous sommes véritablem­ent tenus de jouer, trois ou quatre... R&F : Minimum… Brett Anderson : Oui, peut-être un peu plus, effectivem­ent (rires). ★

“A quel moment les paroles de chansons peuvent-elles être considérée­s comme de la poésie ?”

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