KING TUFF
Avec “The Other”, l’exubérant américain effectuait au printemps sa mue en artiste profond. Il s’en explique ici.
“Basse groovy à l’allemande”
On connaissait Kyle Thomas, alias King Tuff, comme ce personnage cartoonesque, casquette de base-ball et barbe de rigueur, qui délivrait un garage-rock vigoureux, aux guitares bien affûtées. L’homme est revenu, voilà quelques mois, transformé en songwriter profond, muni de titres acoustiques ou funk, qui garnissent ce qui est déjà l’un des meilleurs albums de l’année. Que s’est-il passé ?
Questionnement identitaire
Le point de départ de ce passionnant “The Other” est à rechercher dans la cadence infernale des tournées, aujourd’hui nécessaires à la survie des rockers, fussent-ils hébergés par Sub Pop. Un rythme tel que ce cher Kyle a fini par se retrouver écoeuré de ferrailler chaque soir sur sa fameuse Gibson SG bleu électrique : “On a réalisé une très longue tournée après mon premier album et on a ensuite réalisé ‘Black Moon Spell’ dans la foulée, puis on est remontés directement dans le van. J’en avais marre de la musique, beaucoup de mal à me sentir inspiré. Il fallait vraiment que
je fasse une pause.” Commence alors une période de réclusion, d’introspection et de questionnement identitaire, le personnage extraverti de King Tuff commençant à devenir un brin encombrant. Une retraite interrompue pour donner un coup de main, intégralement vêtu d’orange, à un bon ami nommé Ty Segall, qui le recueille pour la promotion de l’anguleux “Emotional Mugger”. De retour à Los Angeles, Kyle profite de son temps libre pour aménager son propre studio. C’est alors qu’il s’attelle à une véritable réinvention de son art : “J’avais prévu quelques shows seul à la guitare, je me suis donc concentré sur l’écriture de chansons à cette fin, comme par exemple ‘The Other’ ou ‘Circuits In The Sand’. Mon projet originel était donc de
réaliser plutôt un album acoustique, de me mettre à nu. Et puis, j’ai fait quelques performances comme DJ qui m’ont mené à m’intéresser à d’autres styles de musique, plus dansants. Je me suis laissé happer par ce son de basse groovy à l’allemande. C’est ainsi que sont venues les chansons plus rythmées, comme ‘Psycho Star’. J’ai pris du plaisir à expérimenter plein de styles différents.” Pour la mise en oeuvre, Ty Segall s’est invité pour le
proverbial renvoi d’ascenseur : “C’est un de mes très bons amis. C’est aussi un producteur talentueux, qui en sait beaucoup sur les techniques d’enregistrement. On joue souvent tous les deux pour le plaisir, il est devenu un collaborateur naturel. Il était donc à la batterie, je jouais de la basse, et on improvisait. J’ai pris des bouts par-ci, par-là, et j’ai construit des chansons à partir de ça. Un processus totalement nouveau pour moi.” D’autres suspects habituels vont se presser pour épicer “The Other”, comme Mikal Cronin (saxophone), Charlie Moothart (batterie), Kevin Morby (choeurs) et enfin Shawn Everett, “un
freak, très gentil et talentueux”, pour le mixage. Le résultat est un disque introspectif, bigarré et excellent. King Tuff y démontre d’impressionnants progrès et laisse entrevoir une personnalité tourmentée, jusque-là bien cachée. “Birds Of Paradise” jette un regard ému sur l’enfance, et parle de “se connecter à l’enfant qui est en soi, et à la liberté créative que l’on a à cet âge.” Quant au dansant “Psycho Star”, il mêle la métaphysique à l’écologie : “On veut transférer l’humanité sur une autre planète, alors que nous avons déjà une planète parfaite pour nous mais pour laquelle nous sommes devenus une nuisance. Tout le monde est fautif. On possède des voitures, on produit des déchets, on pollue tous.” Ailleurs, “Raindrop Blue”, une chanson d’amour dédiée au pick-up qu’il rêvait de conduire gamin. L’excellente “Circuits In The Sands”, protest song dylanienne, questionne la dépendance généralisée aux téléphones portables, et l’impact de celle-ci sur la créativité.
Brillant outsider
L’album, enfin, est traversé par un autre thème important : le trépas, comme par exemple avec “Through The Cracks”, qui évoque pudiquement le suicide d’un proche. Kyle en développe une
vision presque mystique : “Je parle beaucoup de la mort dans les paroles, mais sous une forme positive. Je vois la mort comme une autre partie de la vie, peut-être comme le passage vers une autre forme d’existence. J’essaie d’imaginer la chose de cette façon. Ce sont les mystères et la magie de la vie. Tout est connecté.” Le destin de King Tuff va-t-il basculer avec cette oeuvre somme ? Ce brillant outsider le mérite. ★