Rock & Folk

ROBERTCRAY

1953 (Géorgie)

-

Douze millions de Robert Cray non-piratés tournaient sur les électropho­nes en 2012. “Chanteur, guitariste et songwriter génial, Robert serait un monstre s’il avait une personnali­té plus ouverte”, dit Bruce Iglauer. Cray ne blague pas avec le public ni avec ses musiciens, il est mal à l’aise quand on vient le trouver dans sa loge, il n’aime pas les interviews. Il est complèteme­nt déplacé dans cette rubrique, trop jeune pour l’institut médico-légal du blues et ses âges historique­s. Quand il forme son premier groupe en 1974, il tourne le dos à la ligne de feu. L’apartheid administra­tif est liquidé, il ne reste que le racisme ordinaire sans caution juridique, comme presque partout ailleurs. Les string squeezers, Albert et BB King, Buddy Guy, sont devenus le standard du blues. Le blues n’est même plus l’affaire des Noirs. L’oreille de Robert s’est faite aux disques de jazz qu’écoutaient ses parents, probableme­nt George Benson, mais aussi les Beatles, Sam & Dave, Steve Cropper et Jimi Hendrix. Le blues vient plus tard, en 1976, quand Albert Collins donne, dans sa fac de Tacoma, Etat de Washington, le concert qui change une vie. Puis le Texan emmena le Robert Cray Band en tournée au nord de la côte Pacifique. Cray a une autre particular­ité, c’est un bluesman sans racines. Né d’un père soldat, il a vagabondé à travers le pays d’une base militaire à l’autre, il a même un peu grandi en Allemagne. Pourtant, cet homme précis, les traits si réguliers, tracé à la règle, sobrement vêtu (si on lui passe les sandales dont il fait une grande consommati­on), exclusivit­é du deuxième revival, qui arrive après l’histoire avec “Let It Be”, “Stand By Me” et “Little Wing” pour souvenirs d’enfance, représente quelque chose de l’âge postclassi­que, comme une phase de raffinage... On n’est pas obligé d’entendre un bluesman, ça pourrait être de la soul tendance Hi Records, ou de la variété. Mais Robert a été classé dans le blues, le blues le suit quand il part en solo, et toutes les distinctio­ns dont il est farci lui ont été distribuée­s par les syndics du blues. A l’heure où cette encre sèche, Robert a baptisé 23 albums, le premier chez Tomato en 1980, “Who’s Been Talkin’ ”, une balle à blanc. Le second, “Bad Influence”, sort chez Hightone en 1983, premier serment d’une idylle toujours ardente avec les Anglais. Puis Robert s’envole de plus en plus haut dans l’appel d’air des années 80, sacrifiant aux clips, aux télés du soir, folâtrant avec les stars, se payant le luxe de tâtonner et se faire pardonner le tour franchemen­t commercial des années 90 et 2000, soul melliflue, jazz West Coast, grandes romances américaine­s trop orchestrée­s. Même quand il drague les DJ, Robert produit du bel ouvrage. Ses titres les plus mièvres sont toujours soigneusem­ent écrits, arrangés, dilatés par les Memphis Horns, dont l’essor stratégiqu­e donne à ses petits tapins une dimension quasi spirituell­e. Il gagne sa première récompense en 1985 pour “Showdown!” (Alligator), un album à trois, finalement son seul véritable disque de blues. C’est Gatemouth Brown qui devait donner la réplique à Albert Collins et Johnny Copeland. Iglauer a eu peur que Gate ne se fasse un peu trop mousser et lui a préféré son contraire. “Robert

était le moins connu des trois, mais à la veille d’exploser.” Un an plus tard, “Strong Persuader” (Mercury), avec sa blue-eyed soul 80 et sa guitare inattendue, décroche cinq Awards. Robert succombe à la pop des mauvais jours sur les mid-tempos soutenus mais, quoi qu’il tente, il finit toujours par se replier dans ces ballades soul aux arpèges progressif­s, chantées avec une volupté désespérée. Chacun de ses albums en contient au moins trois, souvent magnifique­s, “Up And Down”, “Little Big Boy”, “Twenty” ou la reprise de “Aspen Colorado”. Il commence toujours froid, indécis, et termine chaud-bouillant, c’est pourquoi, malgré sa tiédeur scénique et un répertoire qui lui a parfois coûté les offenses de quelques puristes, Robert met généraleme­nt les salles à genoux. Avec son chant, on infuse déjà dans la baignoire des anges, avec la Stratocast­er c’est l’apothéose. Il n’a pas inventé la septième note avant le ut, mais combien de guitariste­s sont encore capables de surprendre avec les bends du blues ? Ses lignes dures, heurtées, ne partent pas d’une gamme, plutôt d’une mélodie qu’il se marmotte en aparté. Robert n’éprouve aucune dévotion pour les râpes vintage. Fender lui a taillé deux Stratocast­er à son nom. Il est passé d’un Twin Reverb à un Matchless Clubman 35, met les aigus à givrer pour répondre à l’élasticité twangy des graves. Il joue grosso modo avec le son funky-blanc des eighties. Bluesman ? Soulster ? Le chanteur au gosier chromé s’est-il seulement posé la question ? On le juge de toute façon pour ce qu’il est : un auteur, un interprète, un musicien. Il n’a pas de comptes à rendre au fantôme de Muddy Waters, il est totalement désendetté de l’histoire. “L’oiseau de Minerve prend son vol à la tombée du jour”, écrivait un penseur aux yeux bouffis.

Newspapers in French

Newspapers from France