PEU DE GENS LE SAVENT
MON MOIS A MOI
Je suis tellement attaché au service public que j’en viens parfois à souhaiter sa destruction, tant cette belle idée me semble galvaudée, dévoyée, livrée à des guignols qui parviennent à cumuler le pire des deux mondes, la médiocrité des contenus et celle de la gestion. Comme pour la santé ou les transports ce ne sont pas les moyens qui manquent, il y en a trop, justement, car il faut moins de fric (plus il y en a plus il faut de l’audience) et plus d’exigence, faire ce que le privé ne peut pas faire, au lieu de financer des émissions et des animateurs qui pourraient se retrouver sur Virgin Radio ou W9. Depuis 15 ans, les présidents de Radio France ont dépensé une fortune pour détruire tout ce que la loi ne les obligeait pas à préserver de la maison ronde dessinée par Henry Bernard. Des studios magnifiques, conçus dans les règles de l’art, avec des matériaux et une acoustique irremplaçables, ont été saccagés, remplacés par des boxes d’agence bancaire, déjà fatigués. Parfois on découvre encore des salles sublimes, identiques au studio B d’Abbey Road, grande pièce pour l’orchestre et petite régie en haut de l’escalier. Elles sont toutes massacrées les unes après les autres. Il y a quelques mois, j’ai accompagné Catastrophe, invité par Juliette Armanet à faire un morceau chez Alcaline. Au déjeuner, à la cantine installée pour l’occasion dans le foyer du Trianon, il y avait bien 80 personnes, tout ça pour un truc diffusé à pas d’heure que personne ne regarde. Il y avait tellement de lumière (alors qu’à l’écran on a l’impression que c’est filmé avec un iPhone 4) qu’il leur fallait un groupe électrogène. Il est tombé en panne, ils ont dû tourner à nouveau l’émission quelques semaines plus tard. Le même genre de stratèges avaient maquillé Le Mouv’ en concurrente de Oüi FM, matraquant des ersatz de Noir Désir à longueur de journée, faisant l’impasse sur tous les autres genres, on sait où ça les a menés : à Europe 1, qu’ils ont aussi démoli. Il existe, heureusement, un paquet d’exceptions, et quand on écoute le même soir une cascade de productions épatantes, il faut le dire. A 18 h 00 sur France Musique un Retour De Plage spécial arrangeurs, à 22 h 00 sur Inter un Grand Atelier avec Bertrand Tavernier et, entre les deux, sur France Culture un épisode de l’Histoire Parallèle De La Pop Française intitulé “Blues De Station-Service Et Rock De Loubard”, sélection épatante d’incunables signés Pierre Meige, Les Flambeurs, Pierre Eliane, Janic Prévost, Jay Alanski ou Etienne Chicot, qui n’avaient guère été diffusés depuis la nouvelle grille de Radio 7 en 1982. Pendant longtemps, l’audiovisuel public était dirigé par des grosses légumes pas ultra-funky, Marcel Jullian (monarchiste) ou Arthur Conte (auteur de “L’Homme Giscard”, 1981, et de “L’Epopée Coloniale De La France”, 1992), qui savaient déléguer et accorder leur confiance aux créateurs. Dès que les faux jeunes ont pris le pouvoir, les emmerdes ont commencé, il suffit de comparer la liberté et l’inventivité de Bouton Rouge, Pop 2, Juke Box, Chorus ou Haute Tension avec ce que vous savez. Frank Zappa expliquait que, dans les années 60, les albums les plus expérimentaux ont pu être enregistrés parce que les maisons de disques étaient dirigées par des barbons à cigare qui ne comprenaient pas ce qui se passait mais laissaient faire. Et il situait l’amorce du déclin de cette industrie à l’instant où elle a engagé les jeunes branchés du moment, qui ont commencé à imposer leur loi et leurs goûts, bien plus conservateurs et dangereux. On n’imagine pas le mal que peuvent faire les mecs qui s’y connaissent, dans le disque, la pub, le cinéma et ailleurs. Thierry Escaich, lui, s’y connaît vraiment. C’est probablement le plus grand organiste actuel et le compositeur français vivant le plus joué dans le monde. Il arrive en autocar à Boussens, ne la ramène pas quand les organisateurs l’abandonnent sans rien à manger, après un concert fantastique avec le trompettiste Romain Leleu, dans un village où tout est fermé. Nous parlons de Valery Gergiev, avec lequel il a souvent travaillé, probablement le personnage le plus extravagant de la musique d’aujourd’hui. Capable de déchiffrer une partition en même temps qu’il la dirige en public, embarquant, tous les ans à la Pâque russe, l’orchestre du Mariinsky au complet dans le train de Gorbatchev pour aller jouer jusqu’en Sibérie, il est sans égal dans la démesure et le talent. Dans le genre rock
attitude et électricité, si quelqu’un sort du lot, c’est lui, et non les produits marketés avec une iroquoise comme Cameron Carpenter.
Bertrand Dermoncourt, ami intime de Gergiev, avec lequel il a publié un livre sensationnel (“Comme Un Feu Coule Dans Mes Veines”,
Actes Sud, 22 €) confirme : “Il dirige jusqu’à trois cents concerts par an, parfois trois par jour pendant la tournée du train. Je l’ai vu une fois dans son bureau, trente minutes avant un concert, conduire une réunion sur une prochaine production d’opéra avec une partie de son staff, choisir les chanteurs, tout en poursuivant deux conversations au téléphone (un par oreille), et me traduisant en anglais ce qui se disait. A la fin il me dit : ‘j’ai bien
travaillé’. Je lui demande sur quoi... Il me répond : ‘ ‘La Valse’ de Ravel, bien sûr !’ Il avait la partition sur les genoux pendant la réunion...” Quand on demande à Werner Herzog comment s’y prendre pour faire des films (mais ça doit marcher pour d’autres choses) il conseille d’aller à pied de Madrid à Kiev, d’être videur dans un sex-club pendant six mois ou infirmier dans un hôpital psychiatrique. “On en apprend plus ainsi, sur ce qu’on peut faire, qu’en cinq ans d’études de cinéma.” On doit aussi pouvoir se rendre à Palmyre avec Gergiev, ou crapahuter avec Patrice Franceschi, condottiere engagé en Afghanistan au côté d’Amin Wardak, aujourd’hui auprès des Kurdes. Son dernier livre, “Dernières Nouvelles Du Futur” (Grasset, 22 €), prolonge, dans un avenir difficile qui semble déjà présent, les aventures altruistes de Jean Kay ou Pierre Schoendoerffer. Quand, dans “Le Crabe-Tambour”, celui-ci doit choisir une musique de source pour une scène de beuverie c’est “Kashmir”, de Led Zeppelin, qui inonde le rade : les cinéastes qui utilisent le mieux la musique sont fréquemment ceux qui prétendent ne rien en savoir. C’est dimanche, le soleil de septembre se répand sur les rues et les cordes de l’album “Pressure Drop”, de Robert Palmer, scintillent dans la pièce. Il n’y a rien de mieux que du
Philadelphia sound, ou “Maslenitsa”, de Guillaume Connesson, pour avoir envie de tout entreprendre. Oui, tout est encore possible, ou presque. Si j’étais Macron, au lieu de commander une piscine, j’échangerais “La Marseillaise” avec la “Fanfare Pour Précéder ‘La Péri’ ”, de Paul Dukas, j’interdirais le pétrole et le charbon, je construirais des centrales nucléaires EPR et j’écouterais “Bad Luck”, par Harold Melvin & The Blue Notes. En route pour Madrid, euh non, pardon, pour le Sexodrome, boulevard de Clichy.